La femme dans le miroir

Désappointé, je m'attelai donc à la traduction d'un poème du persan Hâfez, un travail particulièrement épineux, compte-tenu des allégories et des allusions dont était friand ce lettré du XIV° siècle. Ses œuvres lyriques, connues sous le nom de ghazal, louaient les plaisirs de la vie, tout en les nimbant d'une atmosphère mystique. Arpentant mentalement les jardins fleuris de Shiraz, à la recherche du mot approprié pour rendre justice à ses vers gracieux, je n'émergeai que vers midi, le regard un peu perdu.

Effectivement, les vanités, loin d'être une mode fortuite, attestaient d'une mentalité spécifique, façonnée par les peurs et les aspirations d'un groupe d'hommes à un moment donné. Impossible, par conséquent, de dissocier ce genre du contexte historique, social et économique de l'époque.

Entre morale austère protestante et promesse de découvertes inégalées, les peintres des vanités avaient opté pour la vision inquiète de l'avenir, celle où tous les biens et plaisirs terrestres seraient anéantis par le temps.

C'est seulement quand le christianisme a mis son empreinte sur cette vision de la mortalité que le message premier s'est drapé de fatalisme : Memento mori devenait dès lors le lugubre rappel de la fin imminente, d'où la futilité de tout ce qui fait le monde réel. Survint l'angoisse de l'au-delà, avec des questions sur l'enfer, le paradis, le salut de l'âme. Le regard, focalisé sur cette étape ultime, se détourna de fait des plaisirs terrestres, du luxe passager et des acquis pourtant gagnés à la force de l'esprit - les sciences, la technologie, les arts.. Dans les heures les plus sombres de ce déni, on assista à la tyrannie religieuse suprême : à Florence, en 1497, sur le notoire bûcher des vanités, furent brûlés miroirs et cosmétiques, robes d'apparat et instruments de musique, toiles de maître et livres non religieux. Purificateur, le feu détruisit des œuvres de Botticelli, des poèmes de Pétrarque et de Boccace, censés promouvoir luxure et péché. Un siècle plus tard, ce sont ces mêmes objets qu'on retrouvait dans les vanités des peintres du Nord - dont faisait partie justement Pieter Haussen.

A l'origine, la fameuse injonction Memento mori incitait au contraire à savourer la vie, sachant qu'on allait mourir. Ainsi Horace, devant le futur incertain, conseillait-il à Leuconoé de "cueillir la vie" avec son célèbre Carpe diem. Pourtant cette invitation ne se doublait pas, alors, d'une peur viscérale, mais plutôt d'une défiance vis-à-vis du lendemain : autant vivre maintenant sans se tracasser de l'instant exact de sa mort.

Devant mes yeux hypnotisés, défilèrent les oeuvresx des maîtres : Pietr Claesz, Franciscus Gysbrechts, Simon Renard de Saint-André... Dans ces différentes toiles se retrouvait la même hantise de l'éphémère, illustrée par des instruments de musique abandonnés auprès de livres jaunissants, des bijoux dérisoires, une pipe éteinte, et toute une panoplie d'objets techniques, fleurons d'une connaissance sans lendemain : astrolabes et octants, cartes marines et mappemondes, globes terrestres et sphères armillaires..

La vanité de la vie face à l'inéluctable destruction des chairs, l'anéantissement pur et simple de ce qui fait de nous des hommes - notre mémoire.

- N'est-ce pas qu'elles sont belles, ces œuvres de Pieter Haussen ? Une parfaite illustration de la joyeuse mentalité de l'époque : Vanitas vanitatum et omnia vanitas !
Il lissa avec coquetterie son bouc parfumé et asséna gaiement :
- Sans oublier le réjouissant Memento mori, qui nous rappelle que nous allons tous mourir !

Après plus de trois siècles, sa beauté resplendissante paraissait intacte, comme niant l'essence même de la vanité.

En effet, à droite du premier tableau, une deuxième peinture presque identique montrait la jeune femme dans la même pose, avec les mêmes objets, mais on y avait ajouté une feuille de palmier, une carte dépliée, assez détaillée, ainsi qu'une lunette. Par la fenêtre, faisant écho à ces voyages maritimes, un bateau voguait vers une destination inconnue.