Au coeur des Medecine Bow, une chaîne de montagne du Wyoming, se nichait en 1898 une petite ville du nom de Twenty-Mile. Quoique, ce qu'il restait de Twenty-Mile ne pouvait peut-être plus recevoir l'appellation de ville : une écurie, un bordel, une auberge, un barbier et un grand magasin y maintenaient encore un semblant d'activité. Ni médecin, ni fossoyeur, ni école, encore moins de shérif. A une grosse journée de marche de Destiny, la ville la plus proche à laquelle elle était reliée par une voie de chemin de fer, Twenty-Mile ne survivait que grâce à l'activité générée par une mine d'argent, baptisée le « Filon Surprise » et située plus haut dans les Rocheuses. Une fois par semaine, 60 mineurs descendaient à Twenty-Mile et y dépensaient leur paie en boissons, filles de joie et bains. C'est dans ce trou perdu qu'échoue Matthew Dubchek, jeune gars plein d'entrain et prêt à exercer tous les petits boulots -préparer le déjeuner au bordel, récurer les baignoires chez le barbier, ranger les outils à l'écurie- pour se fondre dans la petite communauté. Pris en sympathie par un ancien instituteur et son compagnon, un militaire à la retraite, Matthew va d'abord se présenter sous le nom de Ringo Kid, un personnage de fiction chevalersque et téméraire dont il lit et relit les aventures, avant d'être percé à jour par les deux vieux de la vieille. Ceux-ci mettront toutefois plus de temps à comprendre le drame secret qui a conduit le jeune gars jusqu'à eux. Quelques temps après l'arrivée du Kid à Twenty-Mile, c'est un personnage d'une tout autre trempe qui y fera son apparition : Hamilton Lieder, un dangereux criminel récemment évadé de prison, tout comme les deux autres tueurs qui l'accompagnent, baptisés Minus et Mon-Ptit-Bobby. Entre leurs cellules et la petite ville perdue, c'est un chemin balisé de sang et de souffrances que les trois bandits ont laissé derrière eux. Mais cela, bien entendu, aucun des malheureux habitants de la cité minière ne peut le savoir.
Archétype même du cinglé et de l'illuminé, Lieder compte bien prendre sa revanche sur la vie et sur l'humanité en général. Persuadé d'être un vrai patriote, il s'est fixé pour objectif de redresser la nation américaine en la débarrassant de tous ceux qui -selon lui- vivent sur son dos : les parasites qui enlèvent le boulot aux vrais colons, ces foutus immigrés juifs, noirs et autres asiatiques. Tant qu'à faire, il désire également mettre au pas tous ceux qui -toujours à son idée- ne produisent rien : les banquiers, les commerçants et toute la clique de politiciens de la capitale, rogneurs de libertés des vrais citoyens comme lui. Pour y arriver, Lieder entend lever une petite armée, qu'il compte payer en volant l'argent extrait de la mine et qui transite par Twenty-Mile une fois par semaine. Dans l'attente de l'arrivée du train bourré d'argent (il faudra quelques temps à Lieder avant de comprendre que l'argent qui descend du « Filon Surprise » tous les samedis soirs se présente sous forme de roche non encore traitée...), il place la ville sous sa démentielle autorité.
Formidable roman d'aventure, ' «
Incident à Twenty-Mile » remet magistralement au goût du jour un genre peu pratiqué en notre époque pleine de serial killers ou de golden boys sans scrupules : le western. Même si, à bien y réfléchir, l'intrigue ne s'écarte-t-elle pas tellement de ces deux thématiques-phares de notre début de siècle. Car, au-delà des personnages et des situations typiquement westerniennes (la jeune vierge à la merci d'un dingo armé; la petite ville sous la coupe d'une bande de bandits amoraux; le jeune cow-boy qui se découvre des talents de justicier; le tenancier de bordel propre sur lui et qui cache un petit revolver dans sa botte), au-delà de tout ça, ce qui contribue à son indiscutable réussite réside dans son propos des plus actuels. Sans renier les origines du western, ni tout ce qui a pu contribuer à son succès, au contraire même, en les magnifiant,
Trevanian imprègne son roman de thématiques à tout le moins contemporaines, si pas intemporelles. Ainsi, rien qu'avec le personnage de Lieder, l'auteur concentre-t-il l'essentiel des plus bas instincts humains : racisme, peur de la différence, rapacité, violence extrême, couardise, irresponsabilité et vantardise, pour ne citer que ceux-là. Avec le personnage de la tenancière de l'auberge, c'est à l'exploitation humaine et au capitalisme à tout prix qu'il touche. Loin de s'enfermer dans les stéréotypes du genre,
Trevanian tend plutôt à se les approprier et à les détourner respectueusement pour pointer ce qui, à notre époque, continue d'indigner. La xénophobie, l'exploitation, l'usage inconsidéré de la force. Et, en intégrant un couple de vieux homosexuels parmi ses personnages les plus sympathiques, il dynamite un sérieux tabou (il est vrai déjà entamé par le film 'Le secret de Brokeback Mountain'!) du genre. Moderne tout en s'affichant fièrement comme un exemple, '
Incident à Twenty-Mile' nous enchante parce qu'il ravive de bien agréables souvenirs (ah, Eastwood dans les westerns-spaghettis...) et qu'il nous transporte, souvent avec humour, dans un monde pas si ancien, mais dont la rudesse et la violence ne souffrent aucune discussion. Fluide et puissamment évocatrice, l'intrigue captive avec intelligence, tant le suspense alterne en de justes proportions avec ce petit rien d'élévation qui rend un roman d'aventure propre à toucher à l'universel. Des heures de lecture qui marquent. Une réussite.