❝Nous sommes les lieux où nous avons été. Ils font partie de nous.❞
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Jim Harrison,
Seule la terre est éternelle, film documentaire de
François Busnel et Adrien Soland, 2019
❝Pluie fraîche sur pelouse bleue. Herbe d'été humide, relents de terre noire. Toujours ces averses d'août sur les tiges rases, brûlées d'or. Les lourdes gouttes ruissellent sur la vitre, sinuent, serpentent et s'entrelacent en longs rubans de lumière liquide. Combien d'après-midi passées derrière le voile vaporeux du rideau, à suivre du doigt leur tracé nerveux et languide à la fois. […] Et soudain le regard tombe de la fenêtre à la main qui écarte le rideau, et la main est vieille, si vieille.
Il est des lieux qui vous harponnent. Qui enroulent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs griffes, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.
[...]
Ça, c'est la Maison.❞
À ceux qui me demandent pourquoi je lis, je pourrais donner une ribambelle de raisons, cependant je ne trouverai rien de plus judicieux que de leur conseiller la lecture du premier roman de
Perrine Tripier.
Les Guerres précieuses est un texte contemplatif où tout est affaire d'atmosphère, de souvenirs qui refluent épousant les quatre saisons, brossant à chacune d'elles un tableau sensible — peut-être fantasmé ? peut-être magnifié ? — de la Maison qu'Isadora Aberfletch, trop âgée pour continuer à y vivre seule, a dû quitter à contre coeur pour entrer en maison de retraite.
Il est vain de chercher une intrigue alambiquée, mais ce n'est pas pour autant qu'il ne se passe rien. Ce roman est une expérience intérieure, une évocation d'une Maison majuscule, personnage à part entière de ce récit doux-amer à l'ambiance proustienne, ambiance que l'on retrouve pareillement chez Colette :
❝Ma maison reste pour moi ce qu'elle fut toujours : une relique, un terrier, une citadelle, le musée de ma jeunesse.❞
Colette, La Retraite sentimentale, 1907
Construite du temps de l'arrière-arrière-grand-père, la Maison est le lieu où plongent et s'enroulent les racines de l'enfance.
❝[...] les colonnes de bois sculpté encadrant la porte d'entrée, glacée d'un vernis chaud de caramel solide, et le vitrail de fleurs entrelacées qui laissait filtrer, quand le soleil brillait au travers, des éclats de couleur dans le hall. Peint d'immenses treillis de feuillage tropical, le hall luisait d'un doux bleu. Là s'élançait l'escalier en colimaçon, dans un tourbillon de bois cuivré.❞
Pour Isadora, c'est le temps retrouvé des vacances et des grandes tablées autour de Petit Père et Petite Mère, de sa soeur aînée Louisa — une beauté, de Harriett la benjamine adorée, et de Klaus le frère musicien terré en son grenier. Sans oublier le ballet des oncles, tantes, cousines et cousins, à la belle saison comme aux fêtes de fin d'année.
❝Nous laissions les journées s'écouler comme un filet de lumière liquide. C'était le temps précieux des heures élastiques, des matinées évanescentes, des après-midi infinies.❞
La mémoire affective involontaire reconstitue le passé ; l'imperfection des souvenirs ressuscite les sensations d'alors. Les trouvailles d'écriture de
Perrine Tripier, les phrases comme retenues au bord de la mélancolie, font merveille pour rendre sensible le monde :
✧ les bruits (craquement de l'escalier, bourdonnement affairé des abeilles, chant des oiseaux, silence feutré de la neige, conversations qui s'éternisent les soirs d'été, rires des enfants qui s'égaillent dans le jardin, murmures complices et secrets échangés au creux de la nuit...) ;
✧ les odeurs (linge frais mis à sécher au soleil, herbe mouillée, fleurs en bouquet, plats qui mijotent en cuisine, chocolat chaud de Petit Père, premier feu dans l'âtre...) ;
✧ les couleurs (lumière d'été, grisaille d'automne, noir de la terre, vert de l'étang sous la rondeur des nénuphars, immensité d'un ciel bleu jouant à cache-cache dans les branchages...) :
✧ le toucher rêche d'une étoffe, la douceur du bois cuivré de la rampe de l'escalier en colimaçon, lustré par le passage de mains innombrables…
❝Je me souviens d'avoir désiré que le bleu du ciel imprègne tant mes iris qu'ils en deviendraient tout azurés, tout lumineux de soleil, et je m'aveuglais en vain, noyant désespérément mes pupilles d'éther incandescent.❞
Depuis la chambre aux murs jaunes de la maison de retraite, Isadora tire le fil de souvenir, recompose, tant par la mémoire que l'imagination, le lieu de toute une vie, un monde des cinq sens, vibrant de moments heureux — l'éblouissement de l'enfance, la plénitude de l'adolescence —, mais aussi douloureux de pertes inconsolables et d'amours éconduites que l'on regrette peut-être une fois venue la saison où la vie jette ses derniers feux.
❝Je n'ai jamais pardonné à l'automne les deuils.❞
Une maison comme un paysage traversé
dans la lumière des saisons (je vole son titre à
Charles Juliet !) ; une maison fantasmée, magique, pas tout à fait réelle ; une maison dont je ne sais dire si elle a été un espace de folle liberté ou une prison contrainte dictant de renoncer à l'amour quand il se présentait ? un autel sacrificiel ? Une maison avec laquelle Isadora, ❝vestale qui entretient le foyer❞, a de tout temps eu une relation jalouse et ambivalente, qui l'a condamnée à la solitude.
❝J'ai assez aimé la Maison pour ne rien souhaiter d'autre, dans toute mon existence, que d'y demeurer, blottie, au creux des choses familières.❞
mais aussi
❝Je désirais laisser pourrir la Maison. La laisser se démantibuler, s'effondrer sur elle-même, comme un cheval éreinté qui plie sur ses jambes, l'écume aux flancs. Je voulais qu'elle meure de mon départ, et qu'elle m'attende pour que je vienne la hanter, avec tous les autres fantômes de ma famille, quand je serais morte.❞
Les ans ont passé, les saisons se sont succédé, le temps a fait son oeuvre. La famille s'est clairsemée, certains se sont éloignés, d'autres ont disparu, les amants n'ont été que de passage, Isadora est restée, seule, jusqu'à ce que cela aussi ne soit plus soutenable.
❝Je veux évider l'espace du présent et faire resurgir, à coups de souvenirs forcenés, les lieux que j'aimais tant, que je connaissais par coeur, que j'ai arpentés toute ma vie, et qui, maintenant que je n'y suis plus, s'effacent, se désagrègent.❞
La vestale partie, la Maison se désagrège. Ainsi en va-t-il d'Isadora, qui ressent plus qu'elle ne comprend le lien l'unissant à ce lieu de toujours.
J'ai été intensément touchée par ce « Je » qui, bien qu'en son hiver, ne se résigne pas à oublier ce qui fut, ceux qui furent. J'ai été intimement émue par ces guerres précieuses que chacun de nous mène à sa façon ; par l'évocation d'une maison de famille, lieu magique auquel on se résout la mort dans l'âme à dire adieu. La Maison m'a rappelé celle de mes grands-parents paternels, ouverte sur des champs infinis et à tous. Les jours d'été y languissaient dans une joie béate et un ennui tranquille que mes cousins et moi ne savions pas encore éphémères, mais dont le souvenir nous aiguillonne encore aujourd'hui.
Les Guerres précieuses est un roman en état de grâce. Enveloppé d'un voile de mélancolie et d'une poésie diffuse, il est le premier d'une toute jeune autrice dont j'admire l'acuité du propos et la puissance évocatrice de l'écriture pour nous transporter, en 190 pages seulement, des possibles de l'enfance aux renoncements de la vieillesse, de la douce fraîcheur d'une pluie d'été à la froideur d'une grande Maison recroquevillée sur un temps perdu.
Sélection 2024 des #68premieresfois
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