C'est le tome de la détention de Nicolas en Sibérie, que Sophie a laborieusement rejoint après sa condamnation. Ce quatrième volet se distingue particulièrement par sa dimension descriptive ; immobilité de la prison oblige, l'action est à peu près inexistante et se résume essentiellement à quelques anecdotes, de sorte qu'on a presque l'impression d'assister par endroits à un reportage qui suivrait un fil narratif. S'appuyant sur de nombreux témoignages de véritables décembristes déportés, l'auteur a respecté scrupuleusement la trame de leurs pérégrinations et des faits principaux qui ont marqué leur passage en Sibérie, jusqu'à reprendre textuellement leurs noms. C'est l'occasion pour lui de tordre le cou à beaucoup d'idées reçues de la part des grands esprits lyriques européens qui ont voulu voir dans les décembristes des martyrs de la liberté, soumis à des tortures physiques insoutenables, et dans leurs épouses des anges d'abnégation. Nous-mêmes, spontanément, en pensant « déportation en Sibérie », nous pensons « goulag », avec toutes les tragédies connues et inconnues qu'englobent ces six lettres et qui ont, elles, véritablement eu lieu. Or, il s'avère, à la lecture de ces mémoires dont l'auteur nous offre un condensé compatible avec sa fiction, que les travaux forcés en Sibérie étaient tout-à-fait supportables, voire confortables vers la fin. Pas de mauvais traitements, pas de gardiens tortionnaires, pas d'exécutions sommaires, pas de tortures, mais du temps libre, des loisirs, quelques travaux insignifiants pour passer le temps, des aménagements de cellule selon sa bourse, de bons repas, des visites galantes, des mariages, des naissances, … Tout ce que ces dames ont à regretter, c'est de ne pouvoir mener une vie aussi mondaine et fastueuse qu'à Saint-Pétersbourg, mais sur le plan pratique, il ne leur manque strictement rien à elles non plus. Ce qui ne les empêche pas d'en faire voir de toutes les couleurs au brave responsable de la détention des décembristes, l'un des personnages les plus attachants de la saga en dépit de ses abords austères, qui est un vieux militaire qui arrive difficilement à concilier son sens aigu du devoir et l'affection authentique qu'il finit par éprouver à l'égard de ses détenus. le roman est plus fécond en petits sous-entendus mesquins entre dames qu'en témoignages d'assistance mutuelle, indice que les priorités n'étaient manifestement pas celles que l'on pense. Ainsi, que l'on ne s'attende pas à un roman à la
Soljenitsyne transplanté sur quelques décennies au milieu du XIXème siècle, on n'est pas du tout, mais alors pas du tout, dans le même niveau de douleur.
Si douleur il y a, il concerne plutôt les soupçons qui se font jour au sein du couple de Nicolas et Sophie, dont l'inclination mal dissimulée mais parfaitement innocente pour un jeune serf de son domaine, qui la plonge dans la mélancolie par son absence, pousse Nicolas dans la jalousie. Cette mésentente, faite d'affrontements et de phases de mutisme sous l'oeil avide de la petite communauté, atteint son paroxysme dans une scène véritablement pénible à lire, qui décrit une action dont on ne croyait pas le personnage concerné capable, qui transforme définitivement le regard que l'on porte sur lui, et qui, à mon sens, n'était pas indispensable. Cela ne concerne que quelques paragraphes, donc je n'en tiens pas rigueur à l'oeuvre globale, mais tout de même, cela mérite d'être signalé. Les liens finissent toutefois par se renouer par l'intermédiaire d'un long épisode de difficile convalescence qui n'est pas des plus ragoûtants à suivre, mais qui a au moins le mérite de remettre les héros sur les rails. Les véritables difficultés ne commencent, en réalité, qu'après les travaux forcés. Sans que la saga s'arrête là, l'existence misérable, laborieuse mais pas entièrement malheureuse qui, paradoxalement, marque le retour à la liberté (toute relative, bien sûr), où les héros font de nouveau les frais des petites confrontations administratives des fonctionnaires du tsar, amène de façon tragique et imprévue la conclusion de l'histoire commune de Nicolas et Sophie.
Très descriptif et factuel sur la période d'exil sibérien des décembristes, ce tome bat en brèche un certain nombre de légendes à leur sujet, tout en donnant à contempler, dans les faits historiques comme dans la fiction, les obstacles que doit surmonter la fidélité, et les sacrifices qu'elle doit consentir.