Citations sur Le jongleur (45)
On peut être un très grand écrivain et un assez pauvre type...Car on met le meilleur de ce qu'on est dans son oeuvre et on garde le reste pour soi même..
Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son coeur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné.
Maintenant qu'il avait pris la plume, il maitrisait le récit familial, il allait le raconter, le colorier et surtout jongler avec. Et si habilement que personne ne saurait jamais la vérité. Aucun biographe, aucun journaliste fouineur. L'écrivain lui même ne s'y retrouverait peut être pas.
Dans Varsovie, circulait alors cette blague : après la guerre l’agence de voyage polonaise Orbis allait organiser des excursions pour Berlin intitulées « à la découverte de vos meubles ». Ils arrivaient toujours à rire. Car l’humour juif est l’arme des humiliés et des sans- défense. C’est un bouclier. Le moyen de garder sa dignité puisqu’on vous a pris tout le reste. Gary l’appellera « karaté spécial d’autodéfense ».
« Je dis ce qui me plaît, je crée ce que je veux, j’invente avec l’abandon de la sincérité la plus complète, dans la fidélité scrupuleuse à moi-même. » S’il y a ça et là du mensonge, c’est par souci de la vérité.
Il traitait la vérité d’une manière particulière. Il ne respectait pas ses principes, préférant en décliner les variantes. Au rythme de son propre manège. Selon les règles du jonglage, car pour lui tout art s’y apparentait.
« J’assistais en spectateur à ma deuxième vie », reconnaissait-il avec fierté. « Aucun des critiques n’avait reconnu ma voix et pourtant c’était la même sensibilité. » C’est étrange, lui qui ne se faisait aucune illusion quant aux aptitudes intellectuelles et morales des critiques parisiens, il courait pourtant après leur reconnaissance. Malgré son succès aux États-Unis et dans le monde entier, d’ailleurs.
Les critiques qui lui avaient fait une « gueule » (comme chez Gombrowicz), qui l’avaient catalogué une fois pour toutes sans avoir même touché un de ses livres – voilà la première raison de la création d’Ajar. (…)
La deuxième raison était sûrement plus sérieuse – la tentation protéenne de multiplicité, d’être soi-même dans plusieurs personnes, bouger, jongler. Le charme revigorant de la nouveauté. De nouveaux livres et si possible au passage une nouvelle vie.
Des années plus tard, aujourd’hui, beaucoup de ses lecteurs penseront que Gary a réussi son stratagème, qu’il a ridiculisé les imbéciles qui à coups de sentences littéraires condamnaient les vrais écrivains au néant. D’un côté ce n’est pas faux. Un écrivain « terminé » a vu son livre récompensé par le jury du prix Goncourt. Et ceux qui ne tarissaient plus d’éloges pour Ajar sont ceux-là mêmes qui traînaient Gary dans la boue. Mais d’un autre côté, ce Gary/Ajar victorieux sortait de chez lui avec un revolver dans la poche de son manteau. (Même si le barillet de son Smith & Wesson était toujours vide.) À Paris comme à Genève. Il avait tellement peur de tout. De se faire aborder, insulter, attaquer.
Gary a rendu visite au créateur de l’inspecteur Maigret en Amérique, ils ont passé quelques jours ensemble. Je ne sais pas s’ils purent évoquer les questions masculines essentielles, ils étaient en compagnie de leurs femmes. Je ne sais pas si cette rencontre prit la forme d’un combat de coqs pour savoir qui avait la plume la plus puissante. Ils ont dû s’accorder sur le fait que les relations affectives avec les femmes affaiblissent la force créatrice. Simenon avait accusé sa maîtresse Joséphine Baker de le distraire dans son travail et d’avoir réduit sa production littéraire d’au moins douze romans en un an (!). On dirait une blague, mais c’est un fait, unique en son genre.