Le seul propos d’une « Science du Beau » devait fatalement être ruiné par la diversité des beautés produites ou admises dans le monde et dans la durée. S’agissant de plaisir, il n’y a plus que des questions de fait. Les individus jouissent comme ils peuvent et de ce qu’ils peuvent ; et la malice de la sensibilité est infinie. Les conseils les mieux fondés sont déjoués par elle, quand même ils soient le fruit des observations les plus sagaces et des raisonnements les plus déliés.
Je ne dis pas que la découverte de l’Idée du Beau n’ait pas été un événement extraordinaire et qu’elle n’ait pas engendré des conséquences positives d’importance considérable. Toute l’histoire de l’Art occidental manifeste ce qu’on lui dut, pendant plus de vingt siècles, en fait de styles et d’œuvres du premier ordre. La pensée abstraite s’est ici montrée non moins féconde qu’elle l’a été dans l’édification de la science. Mais cette idée, pourtant, portait en elle le vice originel et inévitable auquel je viens de faire allusion.
Je ne dis pas que la découverte de l’Idée du Beau n’ait pas été un événement extraordinaire et qu’elle n’ait pas engendré des conséquences positives d’importance considérable. Toute l’histoire de l’Art occidental manifeste ce qu’on lui dut, pendant plus de vingt siècles, en fait de styles et d’oeuvres du premier ordre. La pensée abstraite s’est ici montrée non moins féconde qu’elle l’a été dans l’édification de la science. Mais cette idée, pourtant, portait en elle le vice originel et inévitable auquel je viens de faire allusion.
Mais il y a plaisir et plaisir. Tout plaisir ne se laisse pas si facilement reconduire à une place bien déterminée dans un bon ordre des choses. Il en est qui ne servent à rien dans l’économie de la vie et qui ne peuvent, d’autre part, être regardés comme de simples aberrations d’une faculté de se sentir nécessaire â l’être vivant. Ni l’utilité ni l’abus ne les expliquent.
Je vous déclare tout d’abord que le nom seul de l’Esthétique m’a toujours véritablement émerveillé, et qu’il produit encore sur moi un effet d’éblouissement, si ce n’est d’intimidation. Il me fait hésiter l’esprit entre l’idée étrangement séduisante d’une « Science du Beau », qui, d’une part, nous ferait discerner à coup sûr ce qu’il faut aimer, ce qu’il faut haïr, ce qu’il faut acclamer, ce qu’il faut détruire ; et qui, d’autre part, nous enseignerait à produire, à coup sûr, des oeuvres d’art d’une incontestable valeur ; et en regard de cette première idée, l’idée d’une « Science des Sensations », non moins séduisante, et peut-être encore plus séduisante que la première.
Notre Esthétique rigoureusement pure m’apparaît donc comme une invention qui s’ignore en tant que telle, et s’est prise pour déduction invincible de quelques principes évidents. Boileau croyait suivre la raison : il était insensible à toute la bizarrerie et la particularité des préceptes. Quoi de plus capricieux que la proscription de l’hiatus ? Quoi de plus subtil que la justification des avantages de la rime ?
Le plaisir, comme la douleur (que je ne rapproche l’un de l’autre que pour me conformer à l’usage rhétorique, mais dont les relations, si elles existent, doivent être bien plus subtiles que celle de se « faire pendant ») ce sont des éléments toujours bien gênants dans une construction intellectuelle. Ils sont indéfinissables, incommensurables, incomparables de toute façon. Ils offrent le type même de cette confusion ou de cette dépendance réciproque de l’observateur et de la chose observée, qui est en train de faire le désespoir de la physique théorique.
Pureté, généralité, rigueur, logique étaient en cette matière des vertus génératrices de paradoxes, dont voici le plus admirable : l’Esthétique des métaphysiciens exigeait que l’on séparât le Beau des belles choses !...
L’Esthétique naquit un jour d’une remarque et d’un appétit de philosophe.