L'assyriologue et historien
Marc van de Mieroop a publié en 2016 un essai étonnant, "Philosophy before the Greeks", ou "La philosophie avant les Grecs", qui n'a pas eu sur Amazon.com une réception critique très favorable, à cause du malentendu que le mot "philosophie", dans le titre, peut entraîner. Au sens moderne du mot, philosophie est la quête individuelle de la vérité par des esprits indépendants, dégagés des mythes collectifs et aptes à construire une pensée à partir du Logos, de la Raison. Ceci définit l'approche grecque de cette activité, et ne convient en rien aux autres civilisations, comme celle de Mésopotamie. Dans des chapitres fascinants, l'auteur montre la construction du savoir babylonien (suméro-akkadien) en trois domaines essentiels, la lexicographie, la divination et la loi, le signe écrit (cunéiforme) étant placé au centre de tout. Ces trois domaines ne furent pas abordés par la pensée socratique, qui considérait le langage comme le reflet de la pensée, et l'écriture comme le reflet du langage : reflets de reflets, pour les Grecs, autant dire pas grand chose, illusions, mirages. Au contraire, les Mésopotamiens, comme les Cabalistes plus tard, ont placé au centre de leur vision du monde le signe écrit, la liste lexicale, les signes naturels du destin, et érigé l'herméneutique, le commentaire, en science primordiale. Ils sont bien les ancêtres de la pensée juive. Enfin, l'auteur, pour éclairer notre lanterne dans cet univers mental si différent, si déroutant (car nous sommes les héritiers des Grecs en tout), nous rappelle ce que disait
Levi-Strauss sur l'égalité des civilisations entre elles et la difficulté de les hiérarchiser, comme tant d'assyriologues l'ont fait. Pour que nous comprenions mieux la structure du savoir babylonien, il a recours à la Grammatologie de
Derrida et aux travaux de Deleuze et
Guattari sur le rhizome. Voilà de bien effrayantes références ! Ces penseurs de l'extrême modernité, rendus accessibles par les reformulations de l'auteur, rejoignent l'antiquité la plus reculée. La civilisation babylonienne peut ainsi nous aider à penser, et à remettre en cause, les fondements classiques de la pensée héritée des Grecs.