Depuis l'enfance, certains êtres sont
inconsolables. Plus qu'un sentiment, c'est une condition. Une tristesse déjà là, un manque initial, une souffrance structurelle, une mélancolie qui nous dépasse, une peine logée tout au fond de l'âme. On a beau l'oublier, l'ignorer, l'enfouir, on finit par prendre goût à son intensité lyrique : c'est “la tentation de la lamentation.”
Que faire lorsqu'à cet
inconsolable s'ajoute une tristesse nouvelle ? La mort d'un père. Cette perte tellement banale. Aucun drame là-dedans, il faut bien que les pères meurent, mais c'est toujours un gouffre, une béance, “un mouvement vers le bas et une absence de terre ferme” qui réactivent l'
inconsolable. “L'année ne fait que commencer, et je voudrais que rien ne s'arrête jamais, ni l'année, ni la neige, ni le bon sommeil de mon père.” La narratrice écrit à son père qui se meurt depuis deux ans. Son petit papa qui lui manque déjà, même encore là. C'est une tristesse anticipée, une tristesse préparatoire, un sursis qui laisse le temps à ses pensées de vagabonder. le tic-tac de l'horloge, la peur de la mort, l'inutilité d'un chat, les notes d'un piano, la cigarette. Et puis finalement le deuil : ce sentiment de perte qui persiste. Elle convoque dans ce livre d'autres inconsolés.
Flaubert, pour qui le seul remède est la littérature,
Ionesco et son
Journal en miettes, d'autres écrivains ou philosophes, mais rien n'y fait. Enceinte et endeuillée, elle porte la vie, ostensiblement, mais elle porte aussi la mort, intimement, en plein coeur.
“Je sais que les mots ne pourront rien. Je sais qu'ils n'auront aucune action sur mon chagrin. Comme le reste de la littérature.” Si la littérature ne console pas, pourquoi ce livre ? Il y a tant d'écrits déjà sur la mort, la fin, le deuil. Tout a déjà été dit. Certes. Mais Adèle nous offre un livre pour dire merci à la tristesse. “Pleurer c'est être en vie plus que jamais.” Alors accueillons nos larmes, chérissons l'
inconsolable, vivons avec, “en bonne entente, un peu comme avec un chat.”
On plonge dans ce livre comme la narratrice plonge dans sa tristesse et comme un gosse plonge dans une piscine. On s'y engouffre, on s'y noierait. Et pourtant, on en ressort. Avec peut-être un peu d'eau dans les yeux, mais plus vivants que jamais.