- Parmi mes hommes, capitaine, il y a un hypersomniaque qui s'écroule sans crier gare, un zoologue spécialiste des poissons, de rivière surtout, une boulimique qui disparaît pour faire ses provisions, un vieux héron versé dans les contes et légendes, un monstre de savoir collé au vin blanc, et le tout à l'avenant. Ils ne peuvent pas se permettre d'être très formalistes.
Il ne sait pas trouver l'eau mais il repère très bien le vin blanc, il ne sait pas contraindre ses peurs ni oublier la masse de ses questions, qui s'accumulent en un tas effarant qu'il parcourt sans relâche comme un rongeur son terrier. Il ne sait pas courir, il ne sait pas regarder la pluie tomber, ...
Mais il sait tout ce qui n'est pas à première vue utile. Toutes les bibliothèques du monde sont entrées dans la tête de Danglard, et il reste encore beaucoup de place.
Les gens disent qu'ils ont le diable dans la maison. Ici, c'est comme partout, il y a beaucoup de têtes creuses qui ont vite fait de se remplir de n'importe quoi, si possible du pire. C'est ce que tout le monde préfère, le pire. On s'ennuie tellement.
Je ne pense pas si gagner ou perdre sont les bons termes pour jauger sa vie [...]. C'est-à-dire que je ne pense pas qu'il faille jauger sa vie. On y est sans cesse contraint et c'est un crime.
- (...) Je n’ai jamais vu personne étouffer quelqu’un à la mie de pain.
Ce n’est pas qu’ils n’aiment pas parler, c’est qu’ils n’aiment pas répondre. Ce n’est pas la même chose...
on ne pense jamais à la manière dont on marche, sauf quand on se sent surveillé, par la police ou par l'amour. Et rien n'est plus difficile alors que d'en imiter le naturel perdu.
Adamsberg se concentra sur la surveillance. La lune éclairait assez bien les champs et la lisière du bois, même si, avait signalé Émeri, des nuages s'étaient accumulées à l'Ouest. Il semblait qu'après quinze jours de chaleur sans pluie, les Normands commençaient à s'inquiéter de cette anomalie. Cette histoire de nuages à l'ouest tournait à l'idée fixe.
Il marcha lentement dans les rues, avec prudence, s'éloignant vers la Seine où ses pas le conduisaient toujours en cas de secousse. C'est en ces moments qu'Adamsberg, presque inaccessible à l'anxiété ou à toute émotion vive, se tendait comme une corde, serrant les poings, s'efforçant de saisir ce qu'il avait vu sans le voir, ou pensé sans le penser. Il n'y avait pas de méthode pour parvenir à dégager cette perle du monceau informe que lui présentaient ses pensées. Il savait seulement qu'il lui fallait faire vite, puisque tel était son esprit que tout y sombrait. Parfois il l’avait attrapée en demeurant totalement immobile, attendant que la fluette image remonte en vacillant à la surface, parfois en marchant, remuant le désordre de ses souvenirs, parfois en dormant, laissant agir les lois de la pesanteur, et il redoutait, s'il choisissait à l'avance une stratégie théorique, de manquer sa proie.
L'humeur de Danglard se bonifiait un peu, comme chaque fois qu'il avait l'occasion de disserter, voire de contredire grâce à son savoir. Le commandant n'était pas homme à converser tout le jour mais le silence ne lui valait rien, offrant une aire d'expansion trop propice à ses mélancolies. Il suffisait parfois de quelques répliques pour arracher Danglard à son crépuscule.