Heartburst and other Pleasures

Ce tome regroupe 6 histoires, réalisées par Rick Veitch, scénario, dessins, encrage et couleurs quand elles sont en couleurs. Il se termine par un addenda de 3 pages rédigé par l'auteur en février 2008, expliquant le contexte de réalisation de chacune de ces histoires.

Marvel Graphic Novel 10 (1983, en couleurs) Heartburst. Sur la planète Epsilon Bootis, Sunoco Firestone fait souvent le même rêve. Il se trouve dans une pièce aux parois de pierre sculptées. Au milieu se trouve un puits duquel s'échappe un rayon de lumière. Il s'en approche et regarde dedans. Il y a un visage de femme, noyé dans la lumière qui lui demande de venir. Il tombe dans le puits. Il reprend conscience dans un vaisseau aérien, et présente ses excuses à son oncle Xerox, le grand inquisiteur. Ils arrivent dans une grande métropole pour passer jugement au nom du Sponsor, sur une humaine appelée Rimbaud. Celle-ci tient un discours dément : elle vient de la Terre et elle a voyagé avec une nouvelle technologie, pas encore complètement fiable. Elle prétend que le dieu qu'ils appellent Sponsor n'est autre que des émissions de télévision des années 1950 qui ont mis trois siècles à leur parvenir. L'inquisiteur n'en croit pas un mot, et la condamne à la prison à vie pour avoir entretenu des relations avec les mutants et pour hérésie. le soir, Sunoco Firestone sort en ville avec son ami Ipana. Ils se rendent au cirque. Alors qu'ils s'apprêtent à partir, jugeant les numéros trop mauvais, Sunoco ressent un coup de foudre pour Maia, une mutante à la peau verte, en train d'effectuer un numéro de danse. Malgré les lois strictes et sévères de ségrégation, il va la retrouver après le numéro.

En 1982, l'éditeur Marvel Comics décide de créer un nouveau format pour ses produits, similaire aux albums de BD francobelge, mais avec des couvertures souples, pour essayer de s'implanter dans le réseau des librairies non spécialisées. Pendant 10 ans, cette ligne de produits va alterner les récits de superhéros, et les créations originales. À l'époque, Rick Veitch travaille déjà pour Marvel en réalisant des histoires courtes pour leur magazine adulte Epic Comics, une copie du magazine Heavy Metal. Ces histoires courtes ont été rééditées dans Shiny Beasts et une histoire complète dans Abraxas and the Earthman. Avec Heartburst, l'auteur raconte une histoire de science-fiction en 3 chapitres : un individu qui tombe amoureux d'une mutante dans une société pratiquant la ségrégation en défaveur des mutants, sur une planète éloignée et coupée de la Terre, avec une religion basée sur les séries télévisées des années 1950. le lecteur peut reconnaître l'influence des auteurs de SF des années 1960 et 1970 dans cette situation, avec un ton mêlant contestation contre la culture de masse et spiritualité bienveillante.

Le lecteur plonge dans un récit de science-fiction coloré Rick Veitch maniant l'aérographe avec dextérité, un outil de peinture de type pistolet à peinture. Il utilise de couleurs franches comme le vert de la peau de Maia et des autres mutants, ou le rouge soutenu du blouson de Sunoco. Il utilise l'aérographe pour obtenir des dégradés doux apportant du relief à chaque surface, passant en couleur directe pour certaine partie des cases. le lecteur est impressionné par la densité de la narration visuelle. L'artiste s'investit fortement pour créer des personnages mémorables, des tenues vestimentaires variées et distinctes, des vaisseaux aériens avec une apparence futuriste, des véhicules avec une conception adaptée au terrain à parcourir, et des lieux variés. le lecteur peut ainsi se projeter dans des zones construites : la salle du puits, la ville au sommet d'une haute formation rocheuse, le chapiteau du cirque, Eos la ville des mutants, le train pour déporter les mutants, etc. Il laisse également son regard s'attarder dans les environnements naturels : la magnifique étendue herbeuse où Maia et Sunoco se donnent l'un à l'autre, les montagnes où serpente le train, le désert de sable traversé par Rimbaud et Sunoco, les montagnes enneigées où Sunoco passe plusieurs années de sa vie en ermite, etc. L'espace au travers duquel Rimbaud a voyagé et dans lequel elle entraîne Sunoco est également une grande réussite : une sorte de fond spatial avec des étoiles et une galaxie en spirale, dans un ton pourpre décliné en nuances, pour à nouveau une très belle utilisation de l'aérographe.

L'histoire emmène le lecteur dans une planète éloignée, à la culture devenue un peu folle, basée sur des séries télé depuis longtemps disparues. L'artiste a collé des images desdites séries sur quelques écrans télé inclus dans une case, et elles sont reconnaissables. Il se livre à une critique d'une religion institutionnalisée répétant des dogmes d'un autre âge générés par l'industrie du divertissement, et l'oppose à la spiritualité du coeur de Sunoco Firestone et de Maia, fondée sur un amour spontané et naturel. Il s'agit aussi d'une aventure au premier degré avec cet amour entre deux individus issus de sociétés en conflit : leur histoire prend une tournure différente de celle de Roméo & Juliette, et dure plus longtemps, avec des surprises, alternant séparations et retrouvailles. Veitch montre ces deux amoureux prenant de l'âge, avec une passion entière, mais des événements les empêchant de vivre ensemble. le lecteur prend facilement fait et cause pour eux, et ressent leur plaisir de se retrouver, ainsi que le déchirement de l'éloignement. Il constate aussi la maturation des deux amoureux au fil des années qui passent, car ils ne réagissent pas de la même manière d'une fois sur l'autre. le récit comprend également une dimension politique, un peuple asservissant un autre en le déclarant inférieur. Sunoco finit par rejoindre le cirque où travaille Maia et il apprend le métier de clown, ce qui génère une réflexion sur la vie, entre le masque à porter, mais aussi la possibilité pour un individu de trouver sa place dans la société, y compris quand on appartient à une catégorie sociale mal considérée.

Avec cette histoire, Rick Veitch affiche ses influences en termes de science-fiction, et ses convictions en termes de vie spirituelle, en les intégrant dans un récit riche, bénéficiant d'une narration visuelle personnelle grâce à l'aérographe, au temps passé sur chaque case, à un sens du découpage de page. le lecteur prend plaisir à une excellente histoire de science-fiction qui met les conventions du genre au service du récit, pour une oeuvre d'auteur.

Sneaky Pete, 5 pages, en couleurs. Pete est un clochard d'une quarantaine d'années ou plus. Il boit au goulot de sa bouteille d'alcool en traversant la rue sans tenir compte des feux tricolores, dans son imperméable crasseux, mal rasé, les yeux injectés de sang. le conducteur d'une voiture lui fait signe de dégager. le lecteur retrouve les idiosyncrasies narratives de l'auteur : la chair détériorée dans ce qu'elle a de plus fragile et de plus laid, la civilisation urbaine dans ce qu'elle a de plus aliénante, le découpage de page avec des cases aux angles aigus en insert. Il s'agit d'une histoire sans parole, noire ou peut-être pas, avec une chute ironique basée sur la vie spirituelle opposée au conformisme matérialiste.

Streetwise: Underpass, 3 pages, en couleurs. Un jeune homme fait du stop, et une voiture s'arrête alors qu'il est sous un tunnel. Une jeune femme sur le siège passager l'invite à monter. Un cartouche de texte situe l'histoire en 1978 dans le New Jersey. le lecteur peut supposer qu'il s'agit d'une anecdote autobiographique. L'apparence des dessins est plus propre sur elle que l'histoire précédente, avec des traits de contour souples et gracieux, montrant des personnages agréables à voir. Il s'agit également d'une histoire à chute, mais au mécanisme inversé, dans la mesure où la révélation provient de l'absence d'élément fantastique ou de prise de risque. L'auteur s'y entend pour faire passer le sentiment d'occasion ratée (ou pas) de refus de quitter la route la plus empruntée.

Stolen Momentos, 3 pages, en couleurs. Des illustrations réalisées en bleu sur des planchettes de bois fixées dans des cadres également en bois, où l'auteur se dit qu'il passe trop de temps à discuter avec lui-même. Veitch utilise un mode de représentation très inusité, peut être une forme de pyrogravure avec injection d'encre, pour dérouler une réflexion intérieure, associée à des images apparaissant dans son esprit. le lecteur peut y voir un prototype des comics de rêve dont il fera une série [[ASIN:1540679780 Roarin' Rick's Rare Bit Fiends]].

A day to remember, 4 pages, en noir & blanc avec des nuances de gris, scénario de Bob Stine, le futur auteur de Peur Bleue / Goosebumps, sous le nom de R.L. Stine. Un cosmonaute a fait une sortie dans l'espace et sa ligne de vie s'est décrochée. Il dérive doucement lorsqu'il voit un de ses collègues venir vers lui pour le récupérer. Une histoire à chute sur un scénario classique, superbement exécutée, avec un personnage conscient de sa mort à venir, bouleversé par l'identité de celui qui vient le chercher.

Mirror of love, 8 pages, en noir & blanc avec des nuances de gris, écrit par Alan Moore, dessiné et encré par Stephen R. Bissette & Rick Veitch. Deux anges contemplent l'acceptation de l'homosexualité au fil des âges, dans différentes sociétés. Une histoire magnifique retraçant la perception de l'homosexualité au fil des siècles par Alan Moore intelligible et lyrique, avec une imagerie riche et inventive pour un regard sociétal intelligent et sensible sur le traitement des homosexuels par les sociétés. Chef d'oeuvre.