Ma peur, c'est de perdre la mémoire. Oublier tout, les prénoms, la vie d'avant.
Ouais, ça et sentir que nos corps nous échappent, chaque jour un peu plus.
J'ai tout quitté. Des fois, j'ai l'impression que je me suis quittée moi-même. Tu comprends ?
J'ai un peu peur, petit Tom. Peur de la suite, des mots qui vont s'effacer, comme mes souvenirs.
J'oublierai ton prénom, peut-être. Si j'oublie ton prénom, tue-moi.
Voilà. Ça arrive. Comme une bête sauvage qui attendait, tapie, et me saute à la gorge.
Les mots fuguent. Et les souvenirs aussi. Vos voix à tous, je ne les entends plus: je ne sais plus à quoi ressemblait la tienne, Henri. Hier, à l'atelier, j'avais à la fois trop de souvenirs et aucun. Une bouillie de mémoire, autant dire rien. Tout se brouille. C'est comme si je n'avais jamais été une petite fille, jamais été une mère, jamais connu Henri. Je n'ai pas de passé si je n'ai plus les mots pour les raconter.
D'ailleurs, déjà, vos prénoms ont déserté et je les confonds tous.
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J'aimerais que tu sois encore là, Henri, que tu te perdes, juste pour que je te retrouve. Je ne me fâcherais pas. Ta fugue serait pardonnée. J'enroulerais mes bras autour de tes épaules et je te dirais, « Viens » .
Cinquante huit ans avec toi, et puis ce vide après. On dirait que je sombre et que la chute est sans fin.
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J'ai eu 20 ans ici, un mariage sous le tilleul, mes cheveux retenus en queue de cheval.
J'ai eu 30 ans ici, et quatre fois le ventre gros. Trois bébés qui ont grandi, comme on court dans les hautes herbes. Et l'autre, celui qui n'a pas vécu, est enterré plus loin. Nous n'avons pas fleuri sa tombe.
J'ai eu 40 ans ici, un monde a mené à la baguette, avec le sourire. Et puis des années douces, le rire de mon homme, sa calvitie et ses mains baladeuses.
J'ai eu 50 ans ici, sans jamais craindre les lendemains.
J'ai eu 60 ans, la fête un jour d'orage, et 70 ans, la marche plus lente, toujours main dans la main avec lui.
J'ai eu 80 ans ici, Henri avait disparu quelques mois avant et les enfants me disaient« tourne la page » . Depuis, j'avance en manquant de tomber à chaque pas, puisque chaque pas m'éloigne encore de lui.
Je n'aurai plus rien ici, aucune fête, aucune chute, plus aucune nuit d'amour. Je n'ouvrirai plus les volets sur le matin frais. Je ne m'assiérai plus, un verre à la main pour contempler le soleil se coucher.
Je pars.
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Voilà. Ça arrive. Comme une bête sauvage qui attendait, tapie, et me saute à la gorge.
Les mots fuguent. Et les souvenirs aussi…
J’ai tout quitté. Des fois, j’ai l’impression que je me suis quittée moi-même. Tu comprend ?
J’ai un peu peur, petit Tom. Peur de la suite, des mots qui vont s’effacer, comme mes souvenirs. J’oublierai ton prénom, peut-être. Si j’oublie ton prénom, tue-moi.
- Bon, les vieux, avant de rentrer, vous voulez faire quoi ?
- Je voudrais retomber en enfance, me cacher et crier que je suis là, quand tu passeras près de ma planque
- J'ai envie de faire un feu de camp et réchauffer mes mains en soufflant dessus
- Faire mes bagages, remplir le coffre et partir droit vers le Sud !
- apprendre à marcher, à skier, à nager, à écrire, à lire, être petite encore
- ne plus avoir mal en me réveillant.