Vainqueur du prix Jabuti 2020 (l'un des prix littéraires brésiliens les plus prestigieux, équivalent du Goncourt en France), succès absolu de critique et de public - vendu à plus de 400.000 exemplaires au Brésil-, traduit entre autres en allemand et en serbo-croate et publié dans plus de vingt-pays, le roman «
Torto Arado» (littéralement : "Araire Tordu") n'est curieusement toujours pas disponible en langue française !
À mi-chemin d'un naturalisme et réalisme social proches du «roman engagé», d'une part, et d'un réalisme magique et d'un lyrisme ancrés dans l'imaginaire populaire et l'héritage culturel afro-brésiliens, «
Torto Arado» est une fiction originale, bien écrite et accessible, et surtout très attachante. «Roman émotionnel», dit-on parfois, exercice non dénué de risques face aux ravins de mièvrerie où l'on risque de glisser en douceur... Ce qui, à mon avis, n'est absolument pas le cas ici.
L'action se déroule au mitan du XXe siècle, autour du destin de deux soeurs, Bibiana et Belonísia, nées dans le «sertão» de l'état de Bahia, fusionnelles depuis qu'un accident fit perdre l'usage de la parole à l'une d'elles.
Couvrant trois générations d'une même famille de «quilombolas» (terme désignant globalement les descendants d'esclaves, ou issus de groupes ethniques indiens ou migrants sans-terre, occupants sans titre de parcelles appartenant à de grands propriétaires terriens), «
Torto Arado» s'inspire directement de la situation calamiteuse dans laquelle l'Abolition, à la fin du XIXe, avait précipité la communauté afro-brésilienne, et témoigne du combat de leurs descendants pour survivre dans des conditions précaires et inhumaines, sous plusieurs aspects analogues à celles de l'esclavage. Sous-citoyens, libérés mais laissés-pour-compte par la République naissante, ceux-ci seront abandonnés à la merci des grands propriétaires terriens et d'un système féodal de servage qui se poursuivra au long du XXe siècle et, malheureusement, persistera encore de nos jours localement à certaines zones rurales reculées de l'immense territoire brésilien.
Il y a des écrivains, fabuleux jongleurs de mots, capables d'agencer autrement ce qui a déjà été écrit d'innombrables fois, et même dans certains cas de ne rien raconter de précis ou de directement décodable par la logique et le langage courants, voire même de déconstruire complètement ces derniers en laissant voguer le verbe dans des zones mentales nébuleuses d'où émergera de temps en temps un vague «je» ; d'autres ont tout simplement une histoire à partager, et cette dernière, qui n'avait pas encore été racontée, ou pas encore de façon aussi percutante, trouve sa beauté et sa pertinence en elle-même et dans le contexte historique ou allégorique où elle prend ses racines, incarnée en même temps par des personnages dont la texture humaine immédiatement tangible et la puissance d'évocation et d'universalité sont susceptibles d'être captées par des lecteurs de tous horizons.
Itamar Vieira Assunção fait sans doute partie de ces derniers. Et son roman, «
Torto Arado», la première oeuvre de fiction brésilienne à dresser un portrait aussi saisissant et proche de la réalité sociale et économique vécue par des générations successives de descendants d'esclaves libérés après trois siècles de servitude, ainsi que de leurs tout premiers sursauts d'insubordination contre leurs oppresseurs traditionnels.
La prégnance du puissant imaginaire mystique, animique, le syncrétisme forgé à partir de leur héritage culturel (yorouba essentiellement, provenant des régions de l'actuel Bénin et du Nigéria) associé à leur nouvelle expérience socio-culturelle, sont également très présents dans le roman (Zeca «Chapéu Grande», père des deux soeurs narratrices de l'histoire, est aussi le «guérisseur de maux du corps et de l'esprit» de la communauté quilombola de la «fazenda» Água Negra où elles sont nées). Élément primordial pour résister à l'oppression, les rituels inspirés des religions polythéistes afro-brésiliennes (en l'occurrence, le «jarê», pratiqué essentiellement dans la région de la Chapada Diamantina, à Bahia), ont permis de sauvegarder une identité commune aux descendants des esclaves et, plus largement, d'imprimer une marque profonde dans l'ensemble de la culture brésilienne.
Ceci pourrait par ailleurs expliquer en grande partie, je pense, le succès retentissant que ce roman connaîtrait au Brésil.
“Sans mon expérience de travail avec les communautés quilombolas, avec la communauté de Iúna, peut-être ce roman n'aurait-il pas montré une vision du monde, des modes de vie, des rêves et des histoires avec une telle densité", déclarait l'auteur, lorsqu'on l'avait interrogé à propos de la puissance d'évocation de son roman.
En effet, Itamar Vieira Assunção, géographe de formation, occupait un poste depuis une quinzaine années aux services ministériels chargés entre autres de faire appliquer les droits de propriété (accordés par la Constitution depuis 1988) aux communautés quilombolas occupant des terres en zone rurale ou, beaucoup plus rarement, installées dans des zones urbaines. Droits dont l'application reste néanmoins très problématique au Brésil, entravée par des facteurs d'ordre divers et résultant notamment de la spéculation immobilière, d'obstacles procéduriers de toutes sortes les différant sans fin ou des fluctuations, voire de l'absence d'incitation au niveau exécutif et fédéral (ce qui aura été, pas besoin de le préciser, particulièrement catastrophique pendant la mandature Bolsonaro).
Selon des sources officielles brésiliennes, il y aurait aujourd'hui 3.495 communautés quilombolas disséminées dans toutes les régions du pays, depuis le Sud jusqu'en Amazonie, dont à peine 200 auraient été régularisées depuis la loi de 1988, 1 700 autres étant à ce jour toujours en procédure de titularisation.
Ceci étant, mon propos n'était au départ, croyez-moi, de poster là une critique particulièrement «engagée» sur un ouvrage qui ne le serait pas moins.
Bien qu'on puisse saluer cette oeuvre pour sa dimension éclairante sur la situation des noirs brésiliens descendants d'esclaves, pour l'empathie et l'intérêt vis-à-vis des injustices et inégalités sociales, dont hélas continuent à pâtir nombre de ces derniers - qu'elle réussit à susciter avec éloquence dans l'esprit du lecteur - «
Torto Arado» reste avant tout une belle oeuvre de fiction, romanesque à souhait, très agréable à lire, d'un épique captivant et sans prétention, empreinte de sensibilité et d'un lyrisme inspirés, liés à la nature et à la tradition orale afro-brésilienne, beauté et simplicité rimant en l'occurrence parfaitement.
D'où mon incompréhension totale sur la logique éditoriale (Métailié, Chandeigne,
Actes Sud qu'attendez-vous ?) et sur les raisons qui diffèreraient toujours la parution de ce beau roman en langue française (?)
Saravah!