De Delphine de Vigan j'avais lu
Les heures souterraines, dont j'étais sortie enthousiasmée par le style et la capacité à faire naître chez le lecteur de l'empathie pour ces personnages. C'est donc toujours Je ne suis pas déçue, un brin bousculée néanmoins par le récit que l'auteur nous fait de la vie de sa famille et, plus particulièrement, du destin tout en douleur de sa propre mère.
L'écrivain, suite au suicide - qui intervient dès les premières pages - de Lucile, se lance dans un travail de mémoire familiale. Elle interroge la fratrie nombreuse de sa mère, écoute les cassettes enregistrées par son grand-père Georges, relit ses journaux intimes, les écrits de sa mère – bref, plonge dans l'histoire des Poirier. La famille, plutôt fantaisiste, joyeuse, est néanmoins le lieu de drames au fil des décennies : décès accidentel d'Antonin (dont on comprend que personne jamais ne se remettra, tragédie inaugurale), suivi de suicides qui laissent tout le monde dans un grand désarroi mais qui ne les empêche pas de continuer à se réunir, à faire tribu, à inventer des jeux et des rituels. le climat familial oscille donc toujours entre morbidité et allégresse.
Lucile est une petite fille très jolie qui fait des photos de mode, qui dira plus tard « J'étais une enfant très belle et ça m'a couté cher ». Secrète, discrète, en retrait, elle est la préférée de son père. Peu investie dans sa scolarité, elle préfère rêver et se promener. Elle rencontre Gabriel alors qu'elle n'est pas complètement sortie de l'adolescence et doit l‘épouser car elle est enceinte de la narratrice.
Les 400 pages de
Rien ne s'oppose à la nuit sont le récit de la lente dérive de Lucile, dont la bipolarité génère en elle une souffrance qu'elle cherche à oublier dans l'alcool et la drogue. Ses enfants assistent donc aux bouffées délirantes, aux hospitalisation en psychiatrie et tentent de se construire auprès de cette mère qu'elles adorent mais craignent aussi.
Ce n'est pas seulement une oeuvre autobiographique, c'est aussi l'histoire d'une création littéraire. En effet,
Delphine de Vigan nous fait partager son travail d'élaboration psychique et d'écrivain, les deux ici étant intimement liés. Souvent, elle doute : a-t-elle raison de mettre à jour ainsi sa famille, ses secrets, ses noirceurs ? Ne fait-elle pas violence à ses oncles et tantes ? Ne se met-elle pas elle-même en péril en ravivant ainsi des épisodes douloureux : « L'écriture me met à nu, détruit une à une mes barrières de protection défait en silence mon propre périmètre de sécurité. » ? Mais elle a besoin de comprendre, d'approcher Lucile dans sa construction, dans l'origine de son mal-être : « J'aimerais être capable d'écrire ce qui est arrivé à Lucile, minute par minute, saisir le moment exact où cela a dérapé, examiner le phénomène au microscope, en saisir le mystère, la chimie. ».
La maladie mentale est dépeinte sans détour mais avec pudeur. La complexité des liens familiaux – on s'aime mais qu'est-ce qu'on se fait souffrir – est retranscrite avec justesse. On oublie parfois que nous ne sommes pas dans un roman tant l'histoire familiale et ses rebondissements sont dignes de la fiction, puis on est rattrapé par la souffrance de Lucile, ses efforts pour faire face et par l'ambivalence de l'auteur vis-à-vis de l'écriture de ce livre. Une fois achevée sa lecture, outre l'émotion qu'elle a suscitée, les questionnements persistent: pour Lucile et ses frères, pas d'autre alternative qu'en finir ? Quand l'enfance est douloureuse, il n'y a donc jamais de répit, jamais on ne pose ses valises ?
Delphine de Vigan nous propose quelques pistes et, par ce livre, témoigne en tout cas qu'écrire peut permettre d'apaiser et de dire ce qui n'a pu l'être, son amour pour sa mère.