“La mission du romancier n’est pas de prêcher, mais de montrer ce qu’il détecte et de poser des questions.” Burgess me l’avait soufflée lui-même en des temps heureux, quand j’étais journaliste à Barcelone et croyais encore que je deviendrais un écrivain au large public. À la fin de notre conversation à l’hôtel Avenida Palace, il jugea bon de m’annoncer qu’il lui restait douze minutes avant l’arrivée du journaliste suivant et me demanda si je voulais partager avec lui un “thé ceylanais”.
M’enliser dans une phrase me faisait toujours connaître un moment horrible parce que j’en vivais. Mon champ d’action étaient les versions en espagnol de livres français et portugais. C’était mon gagne-pain auquel je n’avais jamais vraiment réussi à m’habituer, parce que je n’étais pas un traducteur au sens précis du terme, mais un “traducteur préalable”, anticipant les difficultés du texte pour le “traducteur star” qui en définitive signait la traduction après que je lui avais ouvert la voie et suggéré les diverses alternatives à ces difficultés.
J’étais handicapé parce que les premières phrases des romans ou des essais que j’essayais d’aborder s’ouvraient pour moi à trop d’interprétations différentes, ce qui m’empêchait, compte tenu de l’exubérante abondance de sens, de continuer à lire.
Qu’il ait changé de langue pour écrire était la partie la moins impressionnante de sa trajectoire parce qu’il appartenait à la génération qui, en Espagne, s’était familiarisée avec l’anglais depuis son plus jeune âge et, par ailleurs, il n’avait jamais cessé de me faire remarquer qu’un jour, il se mettrait à écrire dans cette langue avec laquelle, à ses dires, il était plus facile de prospérer (il utilisait sans complexe ce verbe d’une faible portée morale, me laissant, bien sûr, perplexe).