Samedi 14 novembre 2015... le lendemain des attentats multiples qui frappèrent Paris et la France tout entière. Hier soir B. était installé à la terrasse d'un café parisien avec son frère Pierre, il fêtait son anniversaire en avance avant que ce dernier ne parte pour l'Angleterre. Puis il a vu la voiture s'arrêter et les hommes descendre et tirer en rafales sur la foule, avant de prendre la fuite. Il a croisé le regard de l'un d'entre eux. Pierre est mort, comme des dizaines d'autres personnes qui prenaient l'apéro, fêtaient le week-end, buvaient un verre ou assistaient à un concert de rock ce soir là. Aujourd'hui B. erre dans le métro, hagard, ébranlé par la tragique réalité, croisant des hommes et des femmes bouleversés. Soudain, dans une rame il reconnaît l'un des assassins de la veille. Sans savoir pourquoi, il décide de le suivre... Cette filature improvisée le conduira jusque dans le nord de la France, au plus profond de son deuil, et le poussera à se questionner sur l'autre, sur la vengeance, sur l'Islam, et sur la tolérance.
Vincent Villeminot offre un récit remarquable et bouleversant du lendemain des attentats, vécu par l'un des rescapés de la tuerie des terrasses. Déployé sur un peu plus de 36h, le roman est bâti en cinq actes, entrecoupés d'entractes, à la manière d'une tragédie dont le destin n'est pourtant pas ici inéluctable ni écrit d'avance. le premier acte se déroule dans la torpeur, le chaos et l'errance des premières heures, B. n'est plus que l'ombre de lui-même alors que défilent les stations de métro, jusqu'à ce qu'il identifie l'assassin et entreprenne de le suivre. Les actes suivants redonneront une identité aux personnages, un corps, une capacité de raisonnement et métamorphoseront progressivement les sentiments, amorçant alors la possibilité de résilience. A l'originalité de la forme s'associe un style impeccable, littéraire, sobre, net, sec et efficace, avec des phrases courtes, incisives, qui suffisent à remuer le traumatisme dans les souvenirs du lecteur. le lyrisme et l'émotion étaient donc effectivement dispensables tant le tragique événement est encore présent dans les esprits.
Le déroulement du récit incarne progressivement les personnages, qui semblent n'être au départ plus que des anonymes au coeur du drame collectif, des âmes errantes, des fantômes en qui la chair et le coeur se sont brisés, déchirés, évaporés et qui doivent se reconstruire. B. redevient Benjamin à mesure que sa haine aveugle s'estompe et qu'il s'ouvre à l'autre. Même « l'Arabe », qui devient ensuite « l'assassin » puis « le lâche », retrouve progressivement son prénom, son identité, à défaut d'humanité. Au delà des trois protagonistes principaux, Villeminot utilise habilement les entractes entre les actes pour évoquer le lendemain de ceux qui n'y étaient pas, les passants, les citadins, les victimes collatérales, qui pourtant vivent aussi la douleur, l'inquiétude et l'incompréhension communes, sont bouleversés, hantés, ressentent le besoin de communiquer, d'en parler avec leurs amis. Il rappelle que c'est tout un peuple qui fut endeuillé, meurtri, qui s'est identifié au drame et qui est un peu mort ce soir là… j'aurais pu y être.
Mais
Samedi 14 novembre est aussi un formidable appel à la tolérance, au refus de la tentation raciste et des amalgames entre Islam et terrorisme, une invitation à aller vers l'autre pour mieux le connaître au lieu de le rejeter, de le stigmatiser et de se replier sur soi. B. renoncera à sa pulsion vengeresse à mesure qu'il s'ouvrira à l'autre, qu'il prendra conscience de l'identité et de la présence corporelle des autres, et parviendra à ne pas céder à la haine. Car de la haine et de la barbarie peuvent parfois surgir l'amour et la beauté. le roman s'achève sur l'impérieuse nécessité de continuer, de vivre, partout, pour tous.
Bien que paru dans une collection jeunesse, ce roman puissant, remuant s'adresse plutôt aux grands lecteurs, après quinze ans, et également aux lecteurs adultes. Il ne peut être lu à la légère par de trop jeunes adolescents, car il requiert de la part du lecteur une certaine maturité, une empathie, une mémoire du drame et une capacité à prendre toute la mesure douloureuse de ce récit, à comprendre les différents niveaux de lecture, et à entrevoir les thèmes de réflexion qui s'en dégagent. Sans compter quelques scènes particulièrement dérangeantes de confrontation entre B. et ses otages qui pourraient ne pas être comprises par les jeunes. Il me semble que le prêt aux collégiens devra être parcimonieux et précédé et / ou suivi d'un échange avec un adulte.