On ne sais pourquoi, car cela n’avait aucune importance, l’ancien commandant Pedron Dardaf sortit de son apparente torpeur, leva la main comme un gamin interrogeant une institutrice, et demanda:
– Dis donc, Boyol, il y a une différence entre un glorificat burlesque et une mélopée tragi-comique, comme que vous nous en avez récité une la semaine dernière ?
Mathias Boyol eut l’air décontenancé pendant quelques secondes, parce qu’il était déjà absorbé par le spectacle qui avait commencé silencieusement en lui, mais il répondit de bonne grâce :
– Non, Pedron Dardaf. C’est exactement la même chose. C’est exactement la même foutaise poétique.
... il avait toutes ses chances de mener une vie normale, ou du moins de rester sain et sauf jusqu'à sa mort.
Ils avaient marché vingt-neuf jours en tout. Très vite ils avaient senti les conséquences de leur exposition aux rayonnements. Malaises, affaiblissement, dégoût de l'existence, pour ne pas parler des vomissements et des diarrhées. Puis leur dégradation s'était accélérée et la dernière quinzaine avait été terrible. Ils continuaient à avancer, mais, quand il s'allongeaient par terre pour la nuit, ils se demandaient s'ils n'étaient pas déjà morts. Ils se demandaient cela sans plaisanter. Ils n'avaient pas les éléments pour répondre.
Vassilissa Marachvili avait basculé dans quelque chose qui ne ressemblait que médiocrement à de la vie. L'épuisement avait raviné ses traits, les poussières radioactives avaient attaqué son organisme. Elle avait de plus en plus de mal à parler. Elle n'en pouvait plus.
Parfois je craillais en écartant les ailes et je faisais semblant de ne m'intéresser qu'à moi-même, mais en fait, non.
Les herbes, par exemple. Les herbes mortes. Si on me l'avait demandé, j'aurais pu en nommer quelques-unes.
La toute-en-bois, la torfeliane, la grassemaudite, la solfeboute, la garveviandre, la vaine-virevolte, l'oulbe-baïane, la graindoiseille, l'ourphonge, la sotte-éternelle, la rauque-du-fossé, la vierge-tatare.
A partir du moment où tous peuvent prétendre à entrer dans le camp et où jamais nul n'y est refusé ou n'en ressort, le camp devient l'unique endroit du monde où le destin ne déçoit personne, tant il est concrètement conforme à ce qu'on est en droit d'attendre de lui.
-On est dans un rêve, conclut Matthias Boyol. Il fait de nous ce qu'il veut.
-Qui ça, il? demanda Idfuk Sobidian.
-On sait pas, dit Noumak Ashariyev. Mais ce qu'on sait, c'est qu'il fait de nous ce qu'il veut. On est dans son enfer. On est pris là-dedans et on n'a aucun moyen d'en sortir.
La branche mit du temps avant d'accepter de brûler comme les autres. Puis elle se résigna. Elle lança quelques flammèches d'une couleur indécise et ensuite, sa moitié inférieure émit des flammes orange exagérément vives, exagérément tordues, avant de baisser de nouveau, comme boudeuses. Elle donnait l'impression de ne pas savoir exactement ce qu'on lui demandait de faire. Elle avait encore beaucoup à apprendre avant d'aller vers la cendre.
Même apparemment tranquille, n'importe quelle horde de mâles pouvait tout à coup perdre la raison et devenir hargneuse.