Parfois je ne suis pas sûre d'être entièrement humaine.
Ce que je veux dire c'est que, quand je regarde les autres, les autres filles de l'école, et que je vois ce qu'elles aiment, de quoi elles se contentent et ce qu'elles veulent, je n'ai pas l'impression d'appartenir à la même espèce. Et parfois - parfois je m'en fiche. Il y a si peu de personnes dont je me préoccupe vraiment. J'ai l'impression parfois qu'il n'y a que les livres qui rendent la vie supportable, comme à Halloween quand j'ai voulu vivre uniquement parce que je n'avais pas fini Babel 17. Je suis sûre que ce n'est pas normal. Je m'inquiète plus des personnes des livres que des gens que je côtoie tous les jours. Il y a des fois où Deirdre me tape tellement sur le système que j'ai envie d'être cruelle, de l'appeler Meirdre comme tout le monde, de lui hurler qu'elle est stupide. Si je ne le fais pas , c'est par pur égoïsme, parce qu'elle est pratiquement la seule qui me parle.
Je l'ai regardé. Un beau garçon comme ça, en chemise rouge à carreaux, qui lisait, réfléchissait et parlait de livres, c'était plus rare qu'une licorne.
« Je m’appelle Janine, a-t-elle dit.
— Et moi Mori.
— Joli. C’est l’abréviation de quoi ?
— Morwenna. »
Janine a ri. « Drôle de nom. C’est gallois ?
— Oui. Ça veut dire vague déferlante. En fait, ça se traduit littéralement par mer blanche, mais c’est ce que ça veut dire, c’est ça la mer blanche, l’écume sur la crête des vagues. »
Je me suis dit, assise là, que tout est magique. Utiliser les choses les connecte à vous, être dans le monde vous connecte au monde, le soleil déverse sa magie et les gens, les animaux et les plantes grandissent grâce à lui, le monde tourne et tout est magique. Les fées sont plus dans la magie que dans le monde, et les gens plus dans le monde que dans la magie.
Quand quelqu'un marche avec une canne, celle-ci et son bras tiennent lieu de jambe. Attraper, soulever ou faire quoi que ce soit sans être sollicité à cette canne ou à ce bras revient un peu à attraper la jambe d'une personne normale pendant qu'elle marche. Je voudrais que plus de gens comprennent ça.
Et c'était le paysage qui nous formait, qui faisait de nous ce que nous étions, qui affectait tout.
Nous pensions vivre dans un paysage de Fantasy, alors qu'en fait nous vivions dans un décor de Science-Fiction. Dans notre ignorance, nous nous déplacions dans ce que les elfes et les géants nous avaient laissé, prenant les possessions des fées pour un titre de propriété.
J'avais des livres, de nouveaux livres, et je peux tout supporter tant que j'en ai.
Si vous aimez suffisamment les livres, les livres vous aimeront en retour.
Sans même parler d'espace, y a-t-il simplement des fées en Amérique ? Et s'il y en a, parlent-elles toutes gallois là-bas aussi ?
Aucune fée ne m'a approchée de tout le trajet. Elles détestent la souffrance, j'ignore pourquoi, mais je le sais depuis aussi longtemps que je les connais. Même un genou éraflé ou une cheville tordue les font fuir. La douleur qui irradiait de ma jambe à chaque pas devait suffire à les épouvanter à des kilomètres à la ronde.