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Critique de Charybde2


À travers l'examen critique détaillé des postures philosophiques implicites ou explicites réclamées par neuf jeux vidéo emblématiques, une impressionnante tentative de repenser notre rapport au ludespace qu'est le monde « réel » du capitalisme tardif.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/15/note-de-lecture-theorie-du-gamer-mckenzie-wark/

Universitaire australienne initialement spécialisée dans les théories de la communication, McKenzie Wark s'est d'abord distinguée en 1994 avec « Virtual Geography: Living with Global Media Events », où la crise boursière de 1987, les manifestations de la place Tiananmen en 1989 et la chute du mur de Berlin en 1989 lui permettent d'analyser l'émergence d'un espace médiatique global, distinct et beaucoup plus chaotique que celui de la mondialisation « physique » en cours de réalisation. Ayant émigré aux États-Unis en 2000, elle multiplie les travaux au confluent des études culturelles, de la philosophie politique et de l'art contemporain, accédant à une célébrité mondiale avec le « Manifeste hacker » de 2004, qui tente avec une rare pénétration de proposer une lecture en termes d'économie politique de la relation entre créateurs et propriétaires à l'heure pleinement numérique de l'internet.

Publié d'abord sous une forme numérique sophistiquée et le titre « GAM3R 7H30RY » en 2006, puis comme un ouvrage plus classique en 2007, « Théorie du gamer », traduit en français en 2019 par Noé le Blanc pour les éditions Amsterdam / Les Prairies Ordinaires (à partir d'une version du texte intégrant à la réflexion certains jeux développés après 2007), marque une évolution décisive dans ses recherches, en attendant celles sur l'Internationale situationniste, puis le spectaculaire « Molecular Red – Theory for the Anthropocene » de 2015, non encore traduit en français (qu'analyse notamment Yves Citton dans son « Génération collapsonautes » – prochainement sur ce blog).

À partir d'un jeu d'aventures et d'énigmes (The Cave, 2013, Tim Schafer & Ron Gilbert), d'un jeu de simulation de vie (Les Sims, 2000, Will Wright), d'un jeu de microgestion et de stratégie (Civilization III, 2001, Sid Meier), d'un jeu d'action-réflexion (Katamari Damacy, 2004, Keita Takahashi), d'un jeu de tir à la troisième personne à monde ouvert (Grand Theft Auto: Vice City, 2002, Leslie Benzies), d'un jeu de rail shooting (Rez, 2001, Tetsuya Mizuguchi), d'un jeu de beat them all (State of Emergency, 2002, Jamie Bryan), d'un jeu de tir à la première personne, mâtiné de jeu de rôle et de jeu d'infiltration (Deus Ex, 2000, Ion Storm) et d'un jeu de simulation/gestion planétaire (SimEarth, 1990, Will Wright), McKenzie Wark nous propose de passer en revue et de tenter de faire émerger, en neuf concepts correspondant aux neuf jeux (Agonie, Allégorie, Amérique, Analogique, Atopie, Bataille, Boredom (ennui), Complexe et Conclusions), les postures philosophiques implicites ou explicites qu'appellent ces jeux, et de les utiliser pour décoder notre rapport contemporain au monde dit réel, avec une attention particulière portée aux zones frontalières entre le jeu, le récit et le monde – désert, ajouterait ici Slavoj Žižek – du capitalisme tardif.

Nul hasard à l'ajout tardif de The Cave dans le corpus analysé : la métaphore à étages de la grotte platonicienne, retravaillée par un post-marxisme vraisemblablement familier des travaux de Fredric Jameson, est particulièrement adaptée pour poser le cadre conceptuel dans lequel s'effectue cette plongée en ludespace. En établissant chaque fois que nécessaire les connections de certaines conceptions du ludique du côté du spectaculaire marchand, bien sûr (comme le rappelaient chacun à leur manière le Éric Vuillard de « Tristesse de la Terre » et le Patrick Bouvet de « Petite histoire du spectacle industriel »), mais aussi de l'héritage toujours bien actif du complexe militaro-industriel toujours revivifié (on songera sûrement au « Militainment, Inc. » de Roger Stahl), McKenzie Wark parcourt tout ce qui sépare une représentation d'une métaphore, un espace imaginaire d'une allégorie ou un champ de différence d'un terrain d'entraînement. Comme le disait Fredric Jameson, cité par l'auteur à propos des Sims : « La parodie se retrouve dénuée de vocation ». La manière dont cette absence de vocation se réinvente, en suivant ou non les lignes de facilité des plus fortes pentes, est naturellement tout sauf neutre.

Pour chacun des jeux sélectionnés, on trouvera bien l'analyse détaillée des postures psychologiques, éthiques ou intimement philosophiques qui conduisent au succès. Lorgnant parfois du côté du Hartmut Rosa se penchant sur la vitesse, l'accélération et l'accessibilité du monde à l'ère du tout numérique, l'autrice peut noter (dans le chapitre sur Katamari Damacy) que le numérique sait s'attaquer aux narrations, bien au-delà d'une simple poursuite du travail analogique : « de James Fenimore Cooper à William Gibson, le roman retrace l'épopée du complexe militaro-industriel, se servant du code linguistique pour capturer une série de développements qui sont pour le langage hors de portée ». C'est naturellement ensuite par Vice City – comme traité par Samuel Archibald à propos de son descendant direct dans « Real Niggaz Don't Die ! – Grand Theft Auto San Andreas entre récit et jeu » – que se poursuit une mise en abîme qui rejoint, via l'Alexandre Bogdanov d'« Étoile rouge », le travail des Wu Ming dans « Proletkult ». Et ce sera bien le mot de Naomi Klein, repris par l'autrice à propos de State of Emergency, qui résonnera ici le plus longuement : « L'imaginaire anti-commercial est de plus en plus souvent récupéré par le marketing commercial ». Et les paradoxes de SimEarth (et de son échec commercial) pourront préparer la conclusion de l'ouvrage sur cette manière efficace ou non dont les jeux, en phase ou en rupture de phase, structurent notre vision du monde, notre malléabilité, notre capacité à nous conformer ou à rejeter a contrario les évolutions proposées / imposées.

Avec un immense talent et une réflexion kaléidoscopique impressionnante tout au long de l'ouvrage, McKenzie Wark nous offre ici l'une des plus puissantes clés de déchiffrage de ce qu'il est convenu d'appeler le réel contemporain, de ses règles apparentes de fonctionnement et des moyens de les subvertir en quelque chose de moins purement offensif. Et si le travail récemment conduit par Quentin Leclerc dans le domaine de la fiction pure (« Rivage au rapport », 2021) en constitue le pendant naturel encore actualisé, c'est avec Gilles Deleuze que se conclura provisoirement le voyage et à Guy Debord que reviendra presque (avant une copieuse et précieuse avalanche de notes détaillées) le mot de la fin :

« Aucune époque vivante n'est partie d'une théorie, c'était d'abord un jeu, un conflit, un voyage. » Et peut-être désormais un conflit contre le jeu, depuis l'intérieur du jeu, c'est-à-dire une traversée du ludespace qui mènerait au-delà de celui-ci.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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