- C'est fini. Dieu n'est plus avec nous.
[...]
- Je sais. On n'a pas le droit de dire de telles choses. Je le sais bien. L'homme est trop petit, trop misérablement infime pour chercher à comprendre les voies mystérieuses de Dieu. Mais, que puis-je faire, moi ? Je ne suis pas un Sage, un Juste, je ne suis pas un Saint. Je suis une simple créature de chair et d'os. Je souffre l'enfer dans mon âme et dans ma chair. J'ai des yeux aussi, et je vois ce qu'on fait ici. Où est la Miséricorde divine ? Où est Dieu ? Comment puis-je croire, comment peut-on croire à ce Dieu de miséricorde ?
Jamais je n'oublierai ces instants qui assassinèrent mon Dien et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert.
Mais à peine eut-on marché quelques instants qu'on aperçut les barbelés d'un autre camp. Une porte en fer avec, au-dessus, cette inscription :
" Le travail, c'est la liberté !"
Auschwitz.
- Un feu ! Je vois un feu ! Je vois un feu !
Ce fut un instant de panique. Qui avait crié ? C'était madame Schächter. Au milieu du wagon, à la pâle clarté qui tombait des fenêtres, elle ressemblait à un arbre desséché dans un champ de blé. De son bras, elle désignait la fenêtre, hurlant :
- Regardez ! Oh, regardez ! Ce feu ! Un feu terrible ! Ayez pitié de moi, ce feu !
Un sifflement prolongé perça l'air. Les roues se mirent à grincer. Nous étions en route.
Seule la prière approche de cette concision et de cette pureté qui fondent la vérité de l'écriture. Écrire. C'est comme une prière. Aller à l'essentiel.
Je réfléchissais ainsi lorsque j'entendis le son d'un violon. Le son d'un violon dans la baraque obscure où des morts s'entassaient sur les vivants. Quel était le fou qui jouait du violon ici, au bord de sa propre tombe ? Ou bien n'était-ce qu'une hallucination ?
Ce devait être Juliek.
Il jouait un fragment d'un concert de Beethoven. Je n'avais jamais entendu de sons si purs. Dans un tel silence.
Comment avait-il réussi à se dégager ? A s'extraire de sous mon corps sans que je le sente ?
L'obscurité était totale. J'entendais seulement ce violon et c'était comme si l'âme de Juliek lui servait d'archer. Il jouait sa vie. Toute sa vie glissait sur les cordes. Ses espoirs perdus. Son passé calciné, son avenir éteint. Il jouait ce que jamais plus il n'allait jouer.
Je ne pourrai jamais oublier Juliek. Comment pourrai-je oublier ce concert donné à un public d'agonisants et de morts ! Aujourd'hui encore, lorsque j'entends jouer du Beethoven, mes yeux se ferment et, de l'obscurité, surgit le visage pâle et triste de mon camarade polonais faisant au violon ses adieux à un auditoire de mourants.
Je ne sais combien de temps il joua. Le sommeil m'a vaincu. Quand je m'éveillai, à la clarté du jour, j'aperçus Juliek, en face de moi, recroquevillé sur lui-même, mort. Près de lui gisait son violon, piétiné, écrasé, petit cadavre insolite et bouleversant (Chapitre VI - pages 146-147).
Pour le survivant qui se veut témoin, le problème reste simple : son devoir est de déposer pour les morts autant que pour les vivants, et surtout pour les générations futures. Nous n'avons pas le droit de les priver d'un passé qui appartient à la mémoire commune.
L'oubli signifierait danger et insulte. Oublier les morts serait les tuer une deuxième fois. Et si, les tueurs et leurs complices exceptés, nul n'est responsable de leur première mort, nous le sommes de la seconde.
(Préface d'Elie Wiesel)
Trois jours après la libération de Buchenwald, je tombai très malade: un empoisonnement. Je fus transféré à l’hôpital et passai deux semaines entre la vie et la mort. Un jour je pus me lever, après avoir rassemblé toutes mes forces. Je voulais me voir dans le miroir qui était suspendu au mur d’en face. Je ne m’étais plus vu depuis le ghetto. Du fond du miroir, un cadavre me contemplait. Son regard dans mes yeux ne me quitte plus
Il m'expliqua avec beaucoup d'insistance que chaque question possédait une force que la réponse ne contenait plus ...
-L'homme s’élève vers Dieu par les questions qu'il lui pose, aimait-il à répéter. Voilà le vrai dialogue. L'homme interroge et Dieu répond. Mais ses réponses on ne les comprend pas. On ne peut les comprendre. Parce qu'elles viennent du fond de l'âme et y demeurent jusqu'à la mort. Jes vraies réponses, Eliezer, tu ne les trouveras qu'en toi.
- Et pourquoi pries-tu, Moché ? lui demandai-je.
-Je prie Dieu qui est en moi de me donner la forcede pouvoir lui poser de vraies questions. p 13-14