Une jungle ou une fosse d'aisance. Pleine d'animaux sauvages ou de merde. Où l'on discute de la loi, où l'on vit de l'outrage. Approchons-nous de la ville, de New York, de sa skyline aux allures de mythe mondial, de cette représentation tout en reflets et en verticalité du capitalisme dont elle est la preuve la plus formidable de son triomphe. Laissons derrière nous les quartiers de Tribeca, de Chelsea, puis Central Park et l'Upper East Side. La question "est-ce toujours New York ?" trouve une étonnante réponse positive, suivie d'une précision qui a son importance : c'est le Bronx. L'ancien borough italien et juif est peuplé très majoritairement de populations hispaniques et afro-américaines, et pauvres. C'est dans ces ruelles qu'un soir, en rentrant de l'aéroport où il a été chercher sa maîtresse, Maria
Ruskin, Sherman McCoy se perd au volant de sa Mercedes. Sans que les circonstances ni que les intentions des protagonistes ne soient très claires, Maria, au volant, heurte un jeune homme Noir, Henry Lamb. L'affaire, révélée par le journal City Light, devient alors le diagnostic d'une ville en réalité malade. Malade des écarts de richesse, malade de la question raciale, malade d'une fausseté qui éclabousse tout, de la promesse du rêve américain à la réalité de celui-ci. Sur
le bûcher des vanités, l'accusé n'est pas tant McCoy que le système dont il est le fruit.
Sherman McCoy et Henry Lamb sont les deux visages d'un même personnage nommé New York. McCoy est l'archétype du golden boy des années 1980, dont les revenus dépassent de loin tout ce que la génération précédente - représentée par le père de McCoy, un avocat surnommé le Lion - pouvait imaginer. McCoy habite Park Avenue, dans l'Upper East Side, dans un appartement gigantesque à la valeur faramineuse, avec son épouse Judy et leur fille, Campbell. Judy est décoratrice d'intérieur. Elle expose leur appartement dans les plus chics magazines dédiés. McCoy, lui, est l'un de ces financiers de Wall Street dont les émoluments approchent le million de dollars annuel. Réactif et perspicace, il donne des ordres d'achat et de vente à plusieurs zéros, parle à Tokyo et à Paris, joue avec la dette des États. Selon ses propres mots, telles ces figurines horriblement musculeuses, il est un Maître de l'Univers. A bien des égards, sa victime, Henry Lamb peut aussi apparaître comme méritant. Orphelin de père, le jeune homme vit dans une cité difficile du Bronx. Ses faits de gloire sont simples : écouter en cours et ne pas avoir de casier judiciaire. Lamb et McCoy sont New York. Comme le sont les autres personnages. Ce que dessine Wolfe dans ce roman, c'est d'abord le portrait vivant d'une ville. Pour le vivant, Wolfe s'attache à décrire plusieurs personnages, chacun représentatif d'un corps de métier, d'une identité, d'une raison d'être. Défilent et reviennent les inspecteurs Martin et Goldberg, le procureur Abe Weiss, le juge Kovitsky, l'avocat Thomas Killian, le révérend et leader politique Bacon, le journaliste britannique Fallow, le substitut du procureur
Larry Kramer : la faune new-yorkaise est irlandaise, juive, afro-américaine ; elle est revendicative, combative, rude, opportuniste, hypocrite, suffisante, populeuse, rupine. Pour le portrait,
Tom Wolfe dessine des tableaux. Ce sont des saynètes de cette vie new-yorkaise, qui donnent à voir cette prodigalité qui fait que la ville est la plus enviée et la plus scrutée au monde. Wolfe nous entraîne dans la salle des obligations de Pierce & Pierce, royaume de la furie financière et de la derby brillante, puis au dîner mondain des si bien nommés Bavardage, où les Tartes (de jeunes femmes dont le principal intérêt ne réside pas dans la conversation) croisent les Rayons X (les épouses aux corps amaigris, mis en valeur par des vêtements hors de prix) et leurs époux, gloires masculines, réussites financières ou intellectuelles que l'âge affadit ; sous les masques et les faux rires se devine l'hypocrisie d'une mondanité exagérée. On assiste aussi au défilé des avocats à la recherche d'un client dans le hall du tribunal, puis on file à une manifestation organisée par les sbires de Bacon, qui n'est qu'une mise en scène organisée pour les besoins des chaînes de télévision. New York est un monstre, un labyrinthe, dont l'affaire McCoy serait un plan pour le découvrir, ou tenter de s'y retrouver.
New York est un monstre, mais un monstre malade. La ville est un paradoxe tout entier, reflété par sa géographie. Au sud est le Manhattan blanc et riche, celui de Wall Street, celui des cabinets d'avocats, des soirées mondaines, des écoles privées hors de prix, des pied-à-terre sur Long Island, des copropriétés aux prestations de haute gamme, aux halls de marbre et aux chemins de fleurs, sur les tables, à plusieurs milliers de dollars. Au nord, par-delà Harlem, c'est le Bronx noir et hispanique, celui des rois du crack, celui de la langue espagnole, celui des écoles publiques sans vrais objectifs pédagogiques, celui des salaires annuels à cinq chiffres à peine. Dans ce Bronx noir existe pourtant un îlot blanc, une forteresse comme aime le dire
Larry Kramer : le tribunal. La rencontre entre Henry Lamb et la Mercedes de Sherman McCoy, si elle est improbable, montre à quel point cette ville dysfonctionne. La question sociale s'y dédouble d'une question raciale, et c'est c'est bien sur ce double argument que se base la revendication de justice du révérend Bacon et, à sa suite, Abe Weiss et
Larry Kramer. Ce n'est pas tant le délit de fuite de McCoy que ces derniers veulent juger, mais bien l'impunité supposée d'un riche Blanc qui écrase un Noir pauvre. New York est malade, même si elle resplendit. Toutes les laideurs s'effacent sur le champ de course où chacun tente sa chance pour atteindre les honneurs. Tous les moyens sont bons, y compris ceux qui peuvent mener au déshonneur, du moment que les apparences sont avantageuses. On voit un substitut du procureur se servir de ses plaidoiries pour impressionner une jeune femme qu'il veut conquérir. On voit un procureur prêt à bâcler une enquête pour garantir sa réélection. On voit un journaliste, fat et dédaigneux des Américains dont il profite pourtant, Britannique supposément homme de goût mais fondamentalement alcoolique, qui se jette sur la viande avariée d'une affaire pourrie comme une mouche se repaît d'un mets dégoûtant. Tout ici démontre que la vie new-yorkaise est un jeu, où chacun joue selon ses propres atouts. Pour l'un, le terrain de jeu sera les marchés financiers, où sentir les bons coups et les gros gains vous fait devenir le numéro un des vendeurs. Pour un autre, ce sera les arcanes de la loi, la connaissance des juges, et les dépôts qu'il aura faits à la Banque des Faveurs pour, au jour J, pouvoir bénéficier en retour d'un coup de pouce. Pour une autre, ce sera les hommes, et l'irrésistible attrait qu'elle exerce sur eux. New York est un pari, où beaucoup perdent, mais qu'importe, quand la ville, elle, gagne ? Au-delà du monstre, la ville est un gouffre. Elle est le lieu du cannibalisme social, car elle se nourrit de ceux qui tombent de son sommet. Ceux qui, comme McCoy, connaissent la chute, sont promis à une mort professionnelle, économique et sociale. La mise à mort est assurée par les autres membres de ce corps difforme et monstrueux, chacun agissant selon ses intérêts qu'il maquille, au choix, sous le fard de la morale, de la justice, de l'intelligence, et jamais sous celui de l'orgueil (Fallow), du désir sexuel (Kramer) ou de la survie professionnelle (Weiss).
Il est toutefois des questions profondes posées par ce roman. Car le drame de Henry Lamb, premièrement, brise la surface lisse des apparences pour montrer la fausseté non seulement des personnages, mais aussi du système. D'ailleurs, si les personnages agissent si lâchement, c'est que le système, non seulement les y autorise, mais les encourage. McCoy, le premier d'entre eux, est pris au piège de sa tromperie vis-à-vis de son épouse, mais aussi pris au piège de son racisme ordinaire, vis-à-vis de la société et de la justice. Ce qu'il ne peut pas dire, c'est qu'il a pris peur parce que les deux jeunes gens devant sa voiture étaient Noirs, et uniquement pour ça. Bûcher des vanités, bal des hypocrites, où tout le monde a une bonne raison pour faire ce qu'il fait, et pour le sublimer. Ainsi ,pour McCoy, sa rencontre nocturne fut un combat dans la jungle.
Larry Kramer, lui, vit dans la frustration de ses 36000 dollars annuels. Lui-même opprimé par un système de justice déshumanisant, il se réjouit des sandwichs gratuits les jours de procès, et des débouchés sexuels que peut lui offrir sa position par rapport aux jolies membres des jurys. le révérend Bacon, lui, détourne l'argent du diocèse, et c'est un redoutable politique. le culte du lisse, vu sous l'angle des dollars, de l'agencement des intérieurs et de l'élégance - ou non - des vêtements se fissure avec cette affaire McCoy. Une question surgit : si tout cela est faux, où est le vrai ? Fallow lèverait alors la main, son journal dans l'autre : une vérité crue, sordide selon les détails, cruelle pour ceux qu'elle pousse sur la place publique. Mais les médias - presse et télévision - n'offrent qu'une vision étriquée de la réalité, qui doit correspondre à leurs intérêts, en premier lieu économique. Où est la vérité, où est la justice, puisque les deux sont liés, et où ces deux concepts peuvent-ils bien se trouver si on ne les croise même plus au tribunal du Bronx, où le procureur Weiss et le substitut Kramer mènent en réalité une campagne politique ? Pour peu qu'ils existent encore, ces deux concepts semblent avoir été travestis par New York. Manipulés par les groupes sociaux en fonction de leurs intérêts, ils sont des valeurs phares au nom desquelles toute conduite individuelle et collective trouve une justification. Vérité et justice deviennent alors des prises de guerre dans ce qui apparaît fondamentalement comme une lutte politique. Vérité et justice définissent, en réalité, des rapports de pouvoir. Justice blanche, clament les soutiens du révérend Bacon ; justice universelle, répond Abe Weiss qui y voit un moyen de sa réélection. La vérité et la justice appartiennent à ceux qui détiennent le pouvoir : ainsi Kramer croit-il se servir du sien pour faire triompher, au-delà de la justice due à une communauté, sa propre carrière. Dans l'océan de mensonge, toutefois, apparaissent quelques bouées de vérité. le juge Kovitsky, est l'une d'elles.
Ne demeure alors que la morale, dont McCoy a des réminiscences, d'abord liées à son milieu social - il convient d'avoir une prononciation et une grammaire parfaites, il convient de ne pas demeurer seul à un dîner mondain, il convient que le petit personnel reste à sa place - puis aux actes qu'il commet. Il pense d'abord - mais Maria
Ruskin l'en dissuade - à se dénoncer auprès de la police pour avoir renversé Henry Lamb puis, au moment de se défendre, la honte l'assaille souvent. D'abord parce que lui, le Maître de l'Univers, connaît l'intimité des cages sombres et violentes du tribunal, où ses chemises bien coupées le désignent comme inférieur (en force physique ou mentale) aux autres ; ensuite parce que, pour prouver son innocence, McCoy doit utiliser la ruse et la trahison, armes dont d'autres, avant, se sont servis contre lui (le financier français pour le Giscard d'or, Maria qui part en Italie). Enfin parce que sa dégringolade n'est pas seulement personnelle : c'est aussi en tant que mari, et surtout en tant que père, que McCoy perd sa position. de façon paradoxale mais assez logique d'un point de vue chrétien, c'est au fond du gouffre, sans ses revenus, sans sa fonction de père, que la vraie dimension morale de McCoy apparaît. Pris dans l'engrenage d'une justice aveugle pour de mauvaises raisons - sa cécité est liée à des intérêts politiques -, McCoy éprouve dans sa chair l'hypocrisie de son milieu - le président du syndic qui lui demande de quitter les lieux, l'ancienne amie qui se propose de vendre leur superbe appartement, l'appétit voyeur de la bonne société pour le récit glauque de Sherman sur sa courte expérience carcérale - et la violence du système. A ce titre, l'épisode de l'emprisonnement très temporaire de McCoy est d'une brutalité effrayante, et l'humiliation infligée est la plus totale. L'humiliation, ici, doit d'ailleurs être comprise à son sens littéral : ce qui rend humble. C'est aussi ce qui fait retrouver à McCoy sa dignité noyée autrefois dans les dollars et la suffisance. C'est cela qui lui fait affronter, à la fin du roman, une foule prête pourtant à le lyncher. C'est cela qui le fait redevenir humain. Car Sherman McCoy l'a compris : il n'y a pas que le Bronx qui est une jungle ; c'est New York toute entière qui l'est. Et dans la jungle n'existe qu'une seule loi : celle du plus fort.