Citations sur Grenouilles (28)
LA TANTE.–Si cette pièce venait à être jouée sur la scène, tu ne crains pas de t’attirer des ennuis ? C’est que tu utilises les vrais noms et prénoms des gens.
TÊTARD.–Ce n’est qu’un brouillon, Tante, quand j’établirai le manuscrit définitif, je changerai tous les noms en des noms étrangers, la tante deviendra tante Maria, Hao Grandes Mains deviendra Henri, Qin He, Allende, Chen le Sourcil s’appellera Tonia, Chen le Nez sera Figaro… Et même le canton de Dongbei deviendra le bourg de Macondo.
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Cher Monsieur, une ancienne coutume de chez nous, voulait qu’on donnât pour nom aux enfants à leur naissance, celui d’un organe ou d’une partie du corps humain. Quelqu’un pouvait s’appeler par exemple Chen le Nez, Zhao l’Oeil, Wu Gros-intestin, Sun l’Epaule… D’où venait cette pratique, je ne me suis pas penché sur la question, sans doute était-elle lié à une intime conviction, selon laquelle « qui a humble nom vivra vieux », à moins qu’elle ne fut dictée par une évolution de la psychologie des mères, les amenant à considérer leurs enfants comme la chair de leur chair. Une telle pratique n’a plus cours de nos jours, les jeunes gens ne veulent plus donner des noms aussi bizarres à leur progéniture. Chez nous, à l’heure actuelle, les enfants, dans leur grande majorité, ont des noms gracieux et originaux, comme ceux des personnages de télévisée hongkongaises, taïwanaises, voir japonaises ou coréennes. Quant à ceux qui portaient celui d’un organe ou d’une partie du corps, ils ont presque tout changé pour un autre plus élégant. Mais, bien sûr, certains ont gardé leur nom de origine, tel Chen l’Oreille, Chen le Sourcil.
Leur père, Chen le Nez, était mon camarade de classe en primaire et un ami de jeunesse.
Nous étions rentrés à l’école du Grand Bercail à l’automne de l’année 1960
(Incipit)
Mon nom a également été choisi par la tante : mon nom d’écolier est Wan le Pied, mon nom de lait, donné à la naissance, est Petit Trot.
Excusez-moi, cher monsieur, cela nécessite quelques éclaircissements : Wan le Pied est donc mon nom d’origine, Têtard est mon nom de plume.
J’étais un homme qui nourrissait de hautes aspirations, j’étais un écrivain en train de créer une pièce de théâtre, ces épreuves, ces sensations, étaient des matériaux de premier ordre. Ce qui fait le grand homme, c’est qu’il peut supporter les souffrances et les humiliations que les gens ordinaires ne peuvent surmonter ;
Quand ma défunte femme Wang Renmei m’écrivait autrefois, elle avait des lacunes de vocabulaire, elle remplaçait alors le mot par un dessin. Elle s’en est souvent excusée : « Petit Trot, disait-elle, mon niveau culturel est trop bas, je ne peux que dessiner. » Je lui répondais : « Mais pas du tout, quand tu fais des dessins pour exprimer ce que tu penses, en fait, tu fabriques des mots ! »
C’est cela la société civilisée, dans une telle société, chacun est acteur d’une pièce de théâtre, d’un film, d’un feuilleton télévisé, d’un opéra, d’un dialogue comique, d’un sketch, d’une petite pièce pour la radio, chacun joue son personnage, la société n’est-elle pas une immense scène ?
Vous n’avez jamais vu son air stupide ? Il a une tête d’âne d’une longueur qui n’en finit pas, les lèvres d’un noir bleuâtre, du sang suinte entre ses dents, sa bouche empeste à vous faire tomber un cheval d’asphyxie. Et pourtant, il espère encore être nommé vice-directeur du bureau de l’hygiène et de la santé publique du chef-lieu de district !
— Têtard, mon gars, quand on frappe quelqu’un, on ne le touche pas au visage, quand on l’insulte, on ne dévoile pas ses défauts ! »
Tout cela relève de l’Histoire, or l’Histoire ne regarde que les résultats et fait peu de cas des procédés, tout comme en contemplant la Grande Muraille, les pyramides d’Égypte et autres constructions grandioses, l’on ne voit pas les ossements blanchis accumulés à leur pied.
« … Depuis que je t’ai vue pour la première fois chez Petit Trot, je suis tombé sous ton charme. Depuis ce moment-là jusqu’à présent, et il en sera de même à jamais, mon cœur tout entier t’appartient. Si tu veux le manger, je l’ôterai de mon corps et te l’offrirai, sans la moindre hésitation… Je suis sous le charme de ton visage d’un rouge vermeil, de ton bout de nez si vivant, de tes lèvres tendres, de tes cheveux ébouriffés, de tes yeux lumineux ; ta voix, ton odeur, ton sourire me rendent fou. Quand tu ris, la tête me tourne et j’ai des éblouissements, je voudrais me mettre à genoux, enserrer tes jambes, lever la tête vers ton visage souriant… »