Pour commencer, rappelons que le Nô est avec ses six siècles d'existence, la plus ancienne des formes traditionnelles de théâtre japonais (comportant aussi le Kyôgen, le Kabuki, et le théâtre de marionnettes Bunraku). Il a été classé dès 2001 au patrimoine culturel immatériel de l'humanité par l'UNESCO. le jeu d'acteur, masqué et costumé, est mêlé de danses stylisées, d'une musique (flûte traversière et tambours de différentes tailles) et éventuellement de choeurs et chant, l'acteur pouvant partiellement chanter son texte. le Nô est un art transmis par des maîtres de génération en génération, dont le plus illustre représentant est Zeami (1363-1443), qui vécut donc à l'époque Muromachi, sous le règne des shoguns Ashikaga. Il a commis des traités recueillis dans sa « Tradition secrète du Nô ». L'interprète central est appelé le « Shité ». Généralement masqué, il est souvent le metteur en scène de la pièce. le « Waki » est un personnage secondaire, non masqué, qui précède le Shité sur scène pour présenter la pièce et son contexte au public.
Zeami est donc LE grand artisan du théâtre Nô.
René Sieffert a traduit ce petit ouvrage compilant des écrits des dernières années de vie du maître. le principal est « L'île d'or », récit de son voyage d'exil à l'âge de 70 ans de la capitale Kyoto vers l'île de Sado plus au nord, pour cause d'opposition au choix du shogun quant à son successeur. Car Zeami vient de perdre brutalement son fils Motomasa, héritier naturel de la tradition, et penche plutôt pour son gendre Zenchiku pour la perpétuer, quand le shogun lui a imposé son neveu On.ami.
L'île d'or est un mini-chef d'oeuvre d'une douzaine de pages seulement. L'évocation du périple marin de Zeami en remontant la côte ouest par la mer du Japon s'avère assez fascinante. Arrivé au lieu d'exil, il tente de garder la sérénité auprès du grand Bouddha, mais s'interroge. En sera-t-il capable ? Si Zeami s'en remet à la religion bouddhique, il invoque tout autant la spiritualité shintoïste en saluant les sanctuaires, la montagne, les sources, les coucous et les mousses. le lecteur croit voir les paysages, il est envoûté par la puissance poétique du texte, sûrement par la double magie de l'auteur et du traducteur, comme une méditation traversée de courts poèmes de forme waka-tanka ou s'en rapprochant.
A l'heure prévue
Sur l'auvent couvert de roseaux
Se montre la lune
Mais ce que l'homme ignore
C'est le terme de ses jours.
Zeami revisite même le mythe fondateur du Daï Nippon-koku, le Grand Royaume du Soleil Levant, convoquant les Dieux Izanagi et sa soeur Izanami, pour traduire la beauté de ce bout de terre d'exil qui finalement le subjugue, Sado, l'île d'or.
« Or bien, qu'il me soit donné, fût-ce pour peu de temps, de reposer mon corps en un pays ainsi béni des dieux, sans doute est-ce l'effet de quelque lien contracté en une autre vie. Moi donc, m'abandonnant au gré des nuages et des eaux, j'en suis à demeurer, sans en rien offenser nul être vivant, nul Bouddha, en ces lieux aux montagnes altières, aux mers profondes. Ah, le charme ineffable des nuages sur les monts, de la lune sur les eaux, de cette mer de Sado, parure naturelle des vertes montagnes ! Que si vous en voulez savoir le nom, cette île est dite Sado, l'Ile d'Or, à la splendeur sublime ! ».
Ces pages, ainsi que les riches notes et commentaires de
René Sieffert en fin de livret sont un passionnant concentré de culture, de traditions et d'histoire japonaises séculaires.
« La trace d'un songe sur un feuillet » est un court texte où Zeami pleure son fils, « Tradition orale d'après ma soixante et dizième année » met en lumière les modalités de transmission de cet art, alors que « Deux lettres à Zenchiku » illustre les relations entre Zeami et celui qu'il considère désormais après la mort de son fils comme l'héritier de son art. Mais il est à la fois élogieux et prudent, il entend les échos sur les qualités de Zenchiku, mais ne consentira à y croire qu'en les constatant lui-même…et le deuxième écho positif ne suffit pas encore totalement à emporter son entière conviction. Zeami est la statue du commandeur, son exigence est très forte.
Il entend peser aussi sur la mise en scène de Sumidagawa qui boucle le recueil, nô pourtant créé par son défunt fils Motomasa. le waki, qui est batelier, a entendu parler d'une femme devenue folle depuis que son enfant a disparu. Tandis qu'un client monte dans sa barque, une femme approche…Il devine qu'elle pourrait être la folle, et commence à détailler l'histoire de l'enfant…Il ne faut pas longtemps pour que la femme, shité de ce nô, reconnaisse en ce récit son enfant…qui malheureusement est mort. Arrivés au pied du tertre lui servant de tombe, elle croit le voir apparaître et l'entendre…l'espoir ne dure pas, ce n'était qu'ombre dans le clair de lune et peut-être bruissement du vent dans les roseaux. Si Motomasa a opté pour une incarnation physique de l'enfant par un acteur, Zeami lui préférait sans, laissant plâner l'ombre et la voix fantomatiques autour de la tombe et de la mère, laissant perdurer deux mises en scènes possibles.
Un très court ouvrage d'une grande richesse, pour découvrir ce mythe du théâtre traditionnel japonais qu'était Zeami.