Quel bonheur de lecture ! Ce roman est un chef d'oeuvre. Je l'avais commencé en 2015 mais, pour une raison qui m'échappe aujourd'hui, j'avais arrêté ma lecture au début du deuxième chapitre.
Sans doute que ce n'était alors pas le bon moment. Et tant mieux peut-être car j'ai pu l'apprécier d'autant plus.
En lisant Au Bonheur des Dames, j'ai été prise entre deux feux. J'ai éprouvé de l'empathie, de la tristesse pour les petits commerces anciens qui plient, puis rompent, lentement mais sûrement, face au monstre, face à l'arrivée inexorable du « progrès » dans le quartier. Mais j'ai également ressenti de l'admiration pour le génie d'Octave Mouret, pour ses idées, lui qui règne, tel un despote, sur « son peuple de femmes » au milieu des flamboiements de son grand magasin. Et le Bonheur des Dames incarne le nouveau commerce, cette machine lancée à pleine vitesse, à telle vitesse qu'elle renverse tout sur son passage et notamment ceux qui tentent de lui barrer la route. Ceux qui s'écartent, sans résister, sur son passage, effrayés par ce « monstre », ne sont pas plus épargnés que les autres : la machine a tellement de vitesse et de force qu'elle les souffle au passage. le Bonheur des Dames est le symbole du consumérisme, de la société de consommation : on vend, presque à perte, pour vendre, on permet désormais les retours, on invente, on se renouvelle constamment… pour faire consommer ! le génie de Mouret affole, provoque presque des émeutes les jours de présentation des nouveautés, attire les kleptomanes de tous les milieux, entraîne ce qu'on appelle aujourd'hui les achats compulsifs, comme chez cette pauvre Mme
Marty qui est incapable de résister devant les calicots et les babioles du Bonheur. Et autour de ce temple de la consommation, les petites boutiques de l'ancien commerce se meurent parce qu'elles n'ont pas su se renouveler, se réinventer…
Mais, surtout, au milieu de ces milliers, de ces centaines de milliers, de ces millions de francs, il y a cette jeune fille, droite dans ses sabots – si abimés soient-ils – puis dans ses bottines, cette Denise qui, elle, plie mais ne rompt pas, jamais, même sous les moqueries, les privations et les humiliations. Celle qu'on appelle d'abord « la mal peignée » a un courage à toute épreuve. Enfin, il y a cette histoire d'amour qui, elle aussi, est inexorable.
Ce roman est un délice, une merveille, un bonheur pour toutes ces raisons. A plusieurs reprises, je me suis arrêtée sur des phrases de
Zola, magnifiques. Cela a déjà été dit mais les descriptions sont superbes et jamais superflues, au contraire. Tout cet étalage de soies, de lainages, de dentelle, de linge, d'indiennes, de manteaux, de robes, de gants, de tissus, ce foisonnement de blanc et de couleurs donnent tout son sel au roman : le magasin croule sous l'abondance. Par ailleurs, les personnages sont tous intéressants : les Baudu et leur boutique sombre (l'antithèse du Bonheur), ces dames (Mmes de Boves,
Marty, Desforges, etc.), les commis et inspecteurs du Bonheur et, bien sûr, Denise et Octave. Enfin, les détails de l'extension du magasin, la vie parisienne de l'époque et les conditions de vie et de travail (certains éléments sont édifiants) sont également passionnants. Il y aurait bien d'autres choses à ajouter sur ce roman mais je vais arrêter là en soulignant simplement une dernière chose : ce livre fait désormais partie de ceux que j'emmènerais sur une île déserte. C'est à ce point que je l'ai aimé.