♬ Ma petite entreprise connaît pas la crise... ♬
Oh non, pas de crise pour Octave Mouret, directeur du magasin "Au bonheur des dames" !
Avec un sens aigu des affaires, il sait offrir à sa clientèle les produits qui vont lui plaire.
Et comme vendre selon les goûts et les besoins des clients ne suffit pas, il sait comme personne faire naître d'irrépressibles envies d'acheter à peu près tout.
Mouret est un as de la vente.
Un entrepreneur de génie !
C'est la société de consommation qui est décrite dans ce livre : la façon dont le commerce s'y prend pour créer des besoins qui n'en sont pas.
Mouret déploie sans cesse de nouvelles astuces, des procédés originaux pour vendre toujours plus.
Il invente le marketing avant que le mot ne soit créé.
Dans le roman, les clients sont des clientes : ce sont les femmes qui se pressent dans le magasin et dépensent au-delà du raisonnable.
Elles sont parfois accompagnées de leurs maris, mais ces pauvres hommes sont traînés et entraînés par des épouses qui dirigent tout en matière d'achats. Ils souffrent de la frénésie de ces dames, mais restent relativement passifs.
On sent que
Zola prend beaucoup de plaisir à souligner que ce sont les femmes qui achètent et qui sont le jouet des techniques de vente de Mouret. Les maris, eux, sont victimes par ricochet.
En fin de compte, personne n'est épargné : les unes sont naïves et manipulées, les autres sont faibles et subissent les fièvres acheteuses de leur femme sans oser s'opposer.
Zola dépeint formidablement la double folie du "toujours plus".
D'un côté, un directeur qui n'a jamais l'air comblé par des chiffres de ventes pourtant en perpétuelle croissance. Si hauts soient-ils, la satisfaction n'est qu'éphémère et c'est une course sans fin entraînée par une cupidité sans limites.
De l'autres côté, les clientes n'en ont jamais assez. Elles ne sont jamais rassasiées. Si elles parviennent à assouvir leur besoin d'acheter et se montrent parfois repues, ce n'est que momentané. À leur prochain passage dans le magasin, elles sont à nouveau prises d'envies frénétiques d'acquérir de nouveaux articles.
Toujours plus !
Ce double processus est sans fin, et d'autant plus pernicieux que les deux aspects s'entretiennent mutuellement et créent une double dépendance : Mouret dépend de ses clientes, et celles-ci dépendent de lui.
La relation n'est toutefois pas vraiment symétrique : les clientes se ruinent tandis que le directeur s'enrichit à leurs dépens. Et non content de les exploiter, il se moque d'elles car sous un charme de façade pour les séduire, il les méprise.
C'est totalement hypocrite : il flatte ces dames, les reçoit avec égard, mais ne s'intéresse qu'à leur porte-monnaie.
Pour Mouret, son flot de clientes n'est qu'un troupeau qu'il entend mener où il veut et qu'il manipule pour en retirer le plus d'argent possible. Il ironise volontiers sur "toute la passion de la femme pour la dépense et le chiffon".
En privé, il ne cache pas ses véritables pensées : "Ayez donc les femmes, dit-il tout bas au baron, en riant d'un rire hardi, vous vendrez le monde !".
Un peu plus loin, quand Mouret songe,
Zola évoque "son peuple de femmes" au sujet duquel il écrit : "il les tenait à ses pieds, sous l'éblouissement des feux électriques, ainsi qu'un bétail dont il avait tiré sa fortune."
Voilà qui est clair !
Et terriblement cynique !
Mouret n'a aucune considération pour ses clientes, il n'en a que pour leur argent.
Zola est cruel dans toutes ces pages, et j'ai cru sentir une certain jubilation à montrer les femmes sous un jour peu flatteur.
Alors, attention : ne mettons pas ce livre entre les mains de pseudo féministes, elles hurleraient à la misogynie et réclameraient son interdiction. Réservons-le, plus prudemment, aux lecteurs possédant un peu plus que deux neurones à peine connectés.
Zola nous entraîne dans un merveilleux récit dans lequel il raconte comment le directeur développe au fur et à mesure son entreprise.
C'est David contre Goliath : Au bonheur des dames prend de plus en plus de place dans le quartier et acquiert un poids financier de plus en plus important, causant la ruine des petits commerces.
Certains capitulent rapidement, d'autres tentent de résister, mais tous seront engloutis par "le monstre". C'est implacable et le lecteur rempli de compassion pour les petits commerçants ne peut que constater le désastre.
Réfléchissons un peu.
Ce onzième volume du cycle des Rougon-Macquart a été écrit en 1883. Et pourtant...
Une grande enseigne puissante et aux méthodes agressives qui fait mourir les petits commerces... ça ne vous rappelle rien ?
Allez, un petit effort : le nom commence par A et finit par N.
Vous y êtes, là ?
Écrit il y a bien plus d'un siècle, ce roman, placé dans un contexte social et historique différent de celui d'aujourd'hui, reste d'une formidable modernité.
Une preuve de plus du talent de son auteur, qui a si bien su décrire son époque, mais plus encore, dépeindre les hommes dans ce qu'ils ont d'intemporel.
Ici, c'est la cupidité, le cynisme et la manipulation qui sont à l'honneur... si j'ose dire.
Ce livre est une merveille. Tout y est réussi : l'intrigue, les personnages, le décor.
L'intrigue ?
Ne comptez pas sur moi pour vous la dévoiler.
Les personnages ?
À part Mouret dont j'ai abondamment parlé, ils sont nombreux, à commencer par le personnel du Bonheur et ceux qui tiennent les petites boutiques du quartier. Toute une galerie à qui
Zola donne merveilleusement vie.
Le décor ?
Presque toutes les scènes se passent dans le magasin qui fournit un cadre fabuleux à l'histoire, tellement important qu'il en devient presque le personnage principal.
Ça grouille de vie à chaque étage, à chaque rayon, dans chaque recoin, selon une incroyable organisation : le magasin est presque un organisme vivant avec ses organes et ses fonctions.
Zola nous offre des descriptions éblouissantes : un régal de lecture pour qui apprécie son génie dans ce domaine.
Au bonheur des dames m'a enchantée, et si ce Bonheur ne fait pas vraiment celui de ses clientes, il a fait le mien !
Ce tome onze des Rougon-Macquart est une immense réussite, et je formule le voeu qu'au-delà du plaisir littéraire le lecteur en retire le précepte suivant à garder en tête : si j'achète un objet dont je n'ai pas besoin, ce n'est jamais une "bonne affaire". Quel qu'en soit le prix, c'est de l'argent gaspillé, c'est tout. La "bonne affaire" n'est bonne que pour le vendeur.
Au bonheur des dames est disponible ou à commander dans toutes les bonnes librairies... et pas sur le site dont le nom commence par A et finit par N.