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Critique de clesbibliofeel


1ère édition 1982 (date d'édition de la première traduction en français)
Lu dans la 6ème édition « Quadrige » 2012, 4ème tirage avril 2018

J'ai l'impression de commenter une oeuvre exceptionnelle après avoir lu cette biographie de Montaigne, rédigée comme une sorte de testament par l'immense Stephan Zweig. Talent de ces deux écrivains, imbrication de leur vie dans la grande Histoire, engagement personnel dans les énormes difficultés de leur temps, legs moral à nos générations, tout cela me touche et m'éclaire profondément.

Zweig s'est exilé au Brésil afin de fuir le chaos provoqué par le régime nazi, un peu comme Montaigne qui s'était retiré sur ses terres du Périgord, le plus à l'écart possible de la fureur des guerres de religions. Stephan Zweig s'est installé sur les hauteurs de Rio de Janeiro, à Petrópolis, et Montaigne sera le dernier penseur qu'il lira. Mais contrairement à Montaigne qui restera debout malgré un siècle terrible de violence, Stephan Zweig mettra fin à ses jours en février 1942. L'ultime biographie qu'il a rédigée ne sera pas publiée de son vivant.
Immense écrivain, traduit et adulé alors dans le monde entier, sa renommée a été en grande partie effacée dans l'exil — il est interdit en Autriche puis en Allemagne en 1933 — au fur et à mesure que ce qu'il défendait passionnément, l'unité culturelle de l'Europe, le pacifisme et le rapprochement des cultures, volait en éclat partout dans le monde. L'oubli de Zweig a été terrible puisqu'il a duré au moins jusqu'au centenaire de sa naissance en 1981. Depuis, ses livres ont été publiés dans de nouvelles traductions et son oeuvre a trouvé un nouveau public.

Zweig reconnaît qu'il ne s'est pas intéressé à Montaigne quand il était encore jeune.
« Il est quelques écrivains qui s'ouvrent à tout lecteur, quel que soit son âge, à tout moment de sa vie : Homère, Shakespeare, Goethe, Balzac, tolstoï, mais il en est d'autres dont la signification ne se révèle qu'à un moment précis. Montaigne est l'un de ceux-là. »
Il est clair qu'il l'a lu au moment terrible de son exil en espérant certainement trouver des réponses à ce qu'il était en train de vivre. « Montaigne m'apporta son aide, sa consolation, son amitié irremplaçable. » Ce sera l'ultime écrit de cet immense écrivain dont j'ai du mal à me représenter la célébrité à son époque. Espoirs des peuples après la guerre mondiale de 1914 qui faisait suite à bien d'autres déjà au 19ème siècle ? La « der des Ders » était passée par là et l'homme voulait rêver et construire des lendemains qui chantent.
« Il semblait donc à notre génération que Montaigne secouait des chaînes que nous pensions depuis longtemps rompues, et nous ne nous doutions pas que, déjà, le destin les avaient à nouveau forgées pour nous, plus dures, plus cruelles que jamais. »
L'utopie avait vite été balayée par des dictateurs suivis par des foules nombreuses, paupérisées, ignorantes, revanchardes et des cercles puissants, cupides et/ou haineux envers les pauvres et les étrangers ?

Ce regain d'intérêt pour Zweig est vraiment intéressant car il véhicule des valeurs de notre temps. J'ai envie de faire un parallèle avec un autre écrivain dont j'ai parlé précédemment sur ce blogue — l'immense Romain Gary — qui semble connaître également un engouement qui me plaît. Tout comme deux arguments contraires peuvent à la fois être tout à fait exacts, je veux dire que le récent intérêt pour Zweig m'inquiète tout autant qu'il me réjouit ! Peut-être signifie-t-il qu'il se trouve des lignes de force communes avec le monde qu'a connu Stephan Zweig (et aussi Montaigne dont parle ici Zweig). Les personnages élus (plus ou moins ?) malhonnêtement tel que Trump, Poutine, Bolsonaro, Netanyahou... Et j'en oublie volontairement... n'ont pas encore déployé toute leur capacité de nuisance. C'est à la fin de tous ces processus que sera seulement connu de quel côté tombera l'avenir. Alors que certains comme Zweig se seront exposés, d'autres auront évité prudemment de prendre position et d'autres encore espéré tirer profit du ralliement aux puissants. On sait ce qu'il en advient aux époques de Montaigne et de Zweig... Mais pour nous qu'en sera-t-il ? Nul ne peut le dire mais force est de constater une montée des peurs, de la haine, du rejet de l'autre et la présence inquiétante d'ambitieux sans scrupules qui utilisent les ingrédients de cette triste recette afin de conserver ou gagner le pouvoir.

Cette biographie de Montaigne est aussi une autobiographie de Zweig. La biographie est un genre complexe et intéressant quand elle se situe à ce niveau (voir « Mes vies secrètes » de Dominique Bona).
« Lorsque je prends en main les Essais, le papier imprimé disparaît dans la pénombre de la pièce. Quelqu'un respire, quelqu'un vit en moi, un étranger est venu à moi, et ce n'est pas un étranger, mais quelqu'un que je sens aussi proche qu'un ami. » Zweig

L'auteur nous apprend bien des choses passionnantes sur Montaigne :
• L'origine de la famille bourgeoise Eyquem, ayant fait fortune dans le commerce de poissons, alliée par la mère de Michel de Montaigne à une famille juive d'origine espagnole ayant dû fuir l'Inquisition espagnole.
• L'éducation de Michel dans un château solitaire de Gascogne, au coeur du XVIème siècle, 250 ans avant Jean-Jacques Rousseau
• Un père tout à fait original qui organise l'éducation de l'enfant afin que celui-ci s'élève aux plus hautes sphères, jusqu'au conseil des rois et influence les évènements par leur parole — cela me rappelle l'éducation de Romain Gary, bien décrite dans « La promesse de l'aube ».
• L'apprentissage en latin dès le plus jeune âge, avec un entourage sommé de ne lui parler uniquement dans cette langue, ce qui les obligeait tous à pratiquer un peu cette langue (clé du petit monde des lettrés). Il l'apprendra sans difficulté, sans contrainte et presque par jeu. Zweig parle d'éducation indulgente d'enfant gâté... Montaigne pensera toute sa vie plus facilement en latin et écrira ses Essais en français afin de les mettre à disposition de tous (admirable, non ?)
• A la mort de son père, il abandonne les charges publiques au Parlement de Bordeaux, pour se consacrer à la gestion du domaine familial et surtout se réfugier dans sa tour, isolé du monde extérieur en proie aux violences des guerres de religion. On est en 1570 et Montaigne a seulement 38 ans.
• Il passera une dizaine d'années à « être soi », méditer et écrire à partir de ses lectures pour lui-même et parce qu'il n'a pas de mémoire, volonté de fixer autant que possible ses réflexions.
• Ensuite ce sera le temps de grands voyages à travers l'Europe avant de revenir aux plus hautes charges, puisqu'il sera maire de la ville de Bordeaux et qu'il sera demandé comme négociateur entre Henri III et Henri de Navarre, futur Henri IV, pour rien de moins qu'éviter une nouvelle guerre civile. Dommage que nos présidents des dernières décennies n'aient pas eu un conseiller de cette stature (BHL conseillant Nicolas Sarkozy ayant été, selon moi, un contre-exemple tout à fait réussi et un épisode consternant de notre histoire récente)

Montaigne rédige ainsi ses essais pendant une dizaine d'années dans cette tour avec sa chapelle au rez-de-chaussée et son petit escalier en colimaçon qui mène à la modeste chambre à coucher au 1er étage. Il installe sa bibliothèque, au second étage tout en haut, afin de méditer. Aux poutres du plafond, il fait peindre cinquante-quatre maximes latines, de telle sorte qu'il trouve toujours quelque mot apaisant et sage. Seule la dernière est en français, c'est le célèbre « Que sais-je ? ».

Reprenant en interprétant un peu l'auteur, je dirais qu'en lisant cette courte mais dense biographie, et en lisant Zweig et Montaigne si l'envie ou le besoin se fait sentir, on peut avoir la possibilité de se fortifier à leur exemple. Je les vois comme des protecteurs, des amis de chaque homme libre sur terre...

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