Un mariage à Lyon

Il leva les yeux et reconnut avec émotion fervente qu'il n'est d'autre loi pour l'Homme que celle de l'univers, et que rien ne le lie véritablement que son union avec lui.

Non, elle était heureuse, parfaitement heureuse, maintenant qu'elle savait qu'elle allait mourir en même tant que celui qu'elle aimait et qu'aucun des deux n'aurait à pleurer l'autre. Il y avait une seule ombre à son bonheur : elle allait se présenter avec lui devant Dieu sous un nom qui ne serait pas le sien, et non comme son épouse.

Le soir pénétra lentement dans la chambre et elle ne s'en aperçut pas. Car discret est le soir. Il ne regarde pas effrontément aux fenêtres comme le soleil de midi ; ainsi qu'une eau sombre il s'écoule des murs, plonge le plafond dans le néant, entraîne doucement, sans bruit, tous les objets dans ses flots.

La gloire à laquelle elle aspirait, l'immortalité qu'elle voulait obtenir de force au prix de sa vie ne s'attachèrent pas à son nom : son sort fut enseveli sous la poussière et les gravats d'événements sans importance. Car l'histoire ne tolère aucun intrus, elle choisit elle-même ses héros et rejette sans pitié les êtres qu'elle n'a pas élus, si grande soit la peine qu'ils se sont donnée. Qui est tombé du char de la fortune ne peut plus jamais le rattraper.

(dans Histoire d'une déchéance)

Histoire d'une déchéance

Mais que la journée fut longue ! Les heures à la campagne semblaient passer à la même allure circonspecte que les gens et elle ne connaissait aucun moyen d'en accélérer la marche. Elle ne savait à quelle activité se livrer, tout en elle était muet, son coeur était pareil à un carillon dont on a égaré la clé et la pétulante musique qu'il renfermait s'était tue. Elle se livra à diverses tentatives, elle se fit apporter des livres, mais même dans les plus spirituels elle ne voyait rien d'autre que du papier imprimé. Une grande agitation s'empara d'elle, les nombreuses personnes parmi lesquelles elle avait vécu pendant des années lui manquaient. Elle harcela inutilement ses serviteurs de ses ordres capricieux. Elle voulait entendre les marches d'escalier claquer sous les pas, voir des gens, susciter artificiellement le bourdonnement des messages ; elle voulut se mentir mais le résultat fut peu satisfaisant, comme celui de tous ses projets actuels. Le repas la dégoûta, de même que la chambre, le ciel et les domestiques. Elle ne désirait plus qu'une chose : la nuit, les ténèbres d'un profond sommeil sans rêves, jusqu'au lendemain où de meilleures nouvelles lui parviendraient.

La contrainte

Ses doigts se raidirent pour mettre en pièces l'épaisse enveloppe. Mais fait étrange : ses muscles ne lui obéirent pas. Il y avait dans ses mains quelque chose qui s'opposait à sa propre volonté, car elles n'obtempéraient pas. Et tandis que de toute son âme il voulait qu'elles déchiquettent cette enveloppe, elles l'ouvraient avec d'infinies précautions, dépliaient en tremblant la feuille blanche. Elle contenait ce qu'il savait déjà : "Référence 34 729 F. A l'instigation du commandement du district de M., vous êtes prié instamment de vous présenter au plus tard le vingt-deux mars à M. au commandement de district, bureau n°8, en vue d'un nouvel examen de votre aptitude au service. Les papiers militaires vous seront remis par le consulat de Zurich auprès duquel vous devez vous rendre dans ce but."
Lorsqu'il entra à nouveau dans la chambre, une heure plus tard, sa femme vint en souriant à sa rencontre, portant une gerbe de fleurs printanières. Son visage rayonnait d'insouciance. "Regarde, dit-elle, ce que j'ai trouvé ! Elles sont déjà écloses, là-bas dans la prairie derrière la maison, et il y a encore de la neige à l'ombre entre les arbres." Pour lui être agréable, il prit les fleurs, il y plongea la tête afin d'éviter de voir les yeux dénués d'inquiétude de celle qu'il aimait, et il s'empressa de fuir dans la petite mansarde qu'il s'était aménagée en atelier.
Mais il lui fut impossible de travailler.

La légende de la troisième colombe

Aujourd'hui personne ne l'a vue, la colombe mythique égarée, à la recherche de la paix, pourtant elle volette au-dessus de nos têtes, inquiète et déjà si lasse. Parfois, la nuit seulement, lorsqu'on se réveille en sursaut, on entend un bruissement là-haut dans les airs, une course précipitée dans l'obscurité, un vol tourmenté et une fuite désemparée. Sur ses ailes flottent toutes nos pensées sombres, dans sa peur palpitent tous nos désirs et celle qui plane, tremblante, entre ciel et terre, la colombe égarée, c'est notre propre destin qu'elle annonce maintenant, messagère infidèle d'autrefois, au père primitif de l'humanité. Et à nouveau, comme il y a des milliers d'années, un monde attend celui qui lui tendra la main et reconnaîtra que l'épreuve a été suffisante.

Et déjà, pareils à deux flammes d'un même feu, ces deux êtres flamboyant corps contre corps, bouche contre bouche et ils brûlaient si intimement ensemble que les larmes de ravissement qui jaillissaient brusquement des yeux de l'un inondaient les jours de l'autre et que leurs sanglots semblaient provenir d'une même gorge prête à exploser.

Histoire d'une déchéance.
Une immense lassitude s'était emparée d'elle, elle n'éprouvait plus ni désir de vengeance ni indignation, mais seulement cette fatigue indicible, comme si, en même temps que ses larmes, tout son sang s'était écoulé et que reposait ici son corps sans vie, inerte.

Et déjà, pareils à deux flammes d'un même feu, ces deux êtres flamboyaient corps contre corps, bouche contre bouche et ils brûlaient si intimement ensemble que les larmes de ravissement qui jaillissaient brusquement des yeux de l'un innondaient les joues de l'autre et leurs sanglots semblaient provenir d'une même gorge prête à exploser. - "Un mariage à Lyon"