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Dans le rétro : interview de Kevin Lambert
Quelques questions à propos de Querelle  


Article publié le 17/10/2019 par Nicolas Hecht, mis à jour le 08/09/2023

 

Premier roman de Kevin Lambert publié chez un éditeur français, Querelle raconte l'arrivée d`un homme du même nom dans une petite ville québécoise, un Montréalais viril dont les habitants ne tardent pas à découvrir qu'il est homosexuel. Une grève éclate dans la scierie où il travaille, et Querelle décide d'y prendre part avec ses collègues, et notamment Jézabel, dont il va se rapprocher. Mais ses frasques nocturnes avec de jeunes hommes commencent à faire grand bruit au bord du lac Saint-Jean, et il va vite devenir une cible facile. Entre récit social et questionnement âpre de la place des homos dans nos sociétés, voilà un livre très remarqué lors de la rentrée littéraire 2019, qui a déjà remporté le prix Sade 2019. On a voulu en savoir plus, en posant quelques questions à l'auteur...

 

 

Pouvez-vous nous dire quelques mots de votre parcours d’auteur, de vos premiers écrits à ce livre initialement publié au Québec chez Héliotrope en septembre 2018, et repris à la rentrée 2019 chez Le Nouvel Attila ?


Querelle est mon premier roman paru en France, mais le deuxième au Québec, après Tu aimeras ce que tu as tué (Héliotrope, 2017). Mon premier livre posait autrement, dans une démarche qui doit beaucoup à l’autofiction, les questions politiques qui continuent de m’intéresser sur les possibles et les avenirs de la révolte. Il raconte la sortie de l’enfance d’un jeune garçon gai qui grandit dans un milieu scolaire et familial étouffant. Le narrateur est témoin de la mort injuste de plusieurs de ses ami.e.s, et se convainc que sa ville natale, Chicoutimi, est la grande responsable des crimes contre les enfants. Avec ses petits fantômes d’amour, il fomente la destruction, dans le feu et dans le sang, de Chicoutimi. Querelle, mon deuxième roman, est né dans le cadre de mes études en création littéraire et d’un mémoire de maîtrise sur la théorie queer, son rapport à la théorie littéraire.


Vous donnez une vision sensible mais aussi parfois très critique du syndicalisme, notamment à travers le personnage du responsable Jacques Fauteux, dévoué à ses collègues dans la lutte mais complètement misogyne et xénophobe. Quelle était votre idée de départ en mettant en scène cette « fiction syndicale » ?


Je voulais entrecroiser plusieurs discours sociaux qui existent au Québec (et ailleurs), pour provoquer « un tremblement qui révèle la structure ». Il est difficile pour moi de comprendre le besoin qu’ont certaines personnes qui vivent des situations difficiles, de la précarité, une forme de misère ou un sentiment d’exclusion, de faire porter le fardeau de leurs souffrances à plus misérables qu’eux. Comment en vient-on à penser que la société est mise en danger par les gais, les femmes, les « étrangers » ? Qu’ils et elles sont la cause d’un « naufrage » fantasmatique et délirant, mais dont l’expression traduit néanmoins un affect sincère de désarroi économique et social chez celles et ceux qui portent ce discours ? C’est l’une des grandes stratégies du capitalisme que de « diviser pour mieux régner », en créant des rivalités entre les opprimés pour les distraire du travail de domination et d’exploitation que les puissants, eux, poursuivent sans relâche. Se battre contre son voisin est plus facile que de lutter contre un système dont les racines sont innombrables, immatérielles et parfois inextricables. Fauteux en est le symptôme. C’est aussi le portrait d’une génération – ou d’une frange d’une génération, pour être exact – dont la colère engagée dans les mouvements sociaux, émancipateurs et révolutionnaires des années 1960-1970 s’est transformée en amertume conservatrice et intolérante.

 



Votre livre est aussi l’histoire d’un Montréalais qui débarque dans une petite ville, Roberval, et celle de cette région en plein bouleversement (tourisme envahissant, individualisme dévorant, mœurs en transformation). Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre ce côté socio-géographique et la rudesse des scènes de sexe homosexuelles ?


Querelle arrive dans un milieu très « hétéro », voire homophobe. Il trouble certains collègues de la scierie qui se rendent compte qu’il n’est pas aussi différent d’eux qu’ils ne l’auraient espéré. Cela remet en doute leur définition de l’homosexualité, et leur propre manière de se définir comme « hétéro », puisque cette définition repose sur une distinction d’avec l’homosexualité, sur une limite claire entre « eux » et « nous ». Il est aussi perçu comme un élément de désordre pour la petite communauté de Roberval, puisque sa sexualité assumée et très active aura comme effet collatéral de permettre à plusieurs jeunes gais dans le placard de vivre une première relation avec un homme. Alors que les garçons le perçoivent comme un vecteur de libération sexuelle, et l’idolâtrent pour cette raison, les familles et particulièrement les pères de ces familles se mettent à penser que Querelle instille l’homosexualité chez leurs fils, qu’il en est la cause. Pour les pères homophobes, l’homosexualité des fils constitue un péril pour l’institution patriarcale qu’ils défendent sans la nommer comme telle. Ils tenteront ainsi d’éliminer ce qu’ils perçoivent comme la source du « mal », Querelle, afin de raffermir le contrôle qu’ils espèrent exercer sur leurs fils.

Le sexe gai, décrit frontalement, a finalement pour moi une fonction militante : il s’agit de faire entrer dans l’imaginaire et dans le langage une sexualité minoritaire et marginale, dans l’objectif de resignifier la relation sexuelle privilégiée qui existe « naturellement » dans nos esprits et dans notre culture, qui est toujours hétéro. Décrire une manière de baiser qui n’est pas hétérosexuelle place aussi les lectrices et les lecteurs face à leurs propres contradictions homophobes : pourquoi la plupart des hétéros sont incapables – du moins publiquement – de considérer une scène de sexe non-hétéro comme excitante ? Qu’est-ce que cache une critique que j’ai souvent entendue selon laquelle le sexe dans Querelle « va trop loin dans les détails » ? Ma réponse est simple : une forme à peine voilée d’homophobie débile.


Querelle reprend explicitement le découpage d’une tragédie grecque, avec des chapitre intitulés Parodos, Stasimon, Kommos et Exodos. Qu’avez-vous trouvé dans cette forme antique pour raconter cette histoire très contemporaine ?


Une énergie, d’abord : celle de la fatalité, de l’ironie tragique qu’exprime la logique du pire. La tragédie est une structure narrative très puissante, qui permet aux affects les plus terribles, les plus enfouis de trouver place dans le récit. Je pense que dans tout questionnement politique, il faut faire avec cette dimension trop souvent ignorée de la vie affective, ce « continent noir » dont seule la littérature peut rendre compte. Il était important pour moi de penser la révolte de mes personnages au-delà de la situation concrète dans laquelle ils et elles se trouvent, au-delà de la « simple » grève contre leur patron : leur combat est en réalité beaucoup plus vaste, à la mesure de leur désespoir. L’injustice qu’ils et elles ressentent est tellement grande, cruelle, et systématiquement perpétrée qu’elle pourrait être commandée par des déesses et des dieux pervers. Ce que les anciens nommaient « dieux » « déesse » on le nomme aujourd’hui « économie », « marché », « impératifs de croissance ». Ces ennemis sont peut-être encore plus difficiles à abattre que nos vieilles déités.


Si le personnage de Querelle est ce qu’on pourrait appeler un « queutard invétéré », il semble aussi quelqu’un de très sensible, qui a souffert durant l’adolescence et s’est forgé un bouclier à travers sa virilité homosexuelle assumée. Et finalement, il cherche un amour absolu à travers le sexe. Comment avez-vous construit ce personnage ? Vous a-t-il été inspiré par des personnes que vous avez rencontrées, ou est-ce plutôt un archétype ?


Il est inspiré de gens que j’ai rencontrés, mais aussi de mon expérience des applications de rencontre. Querelle dresse un portrait bigarré d’hommes que j’ai connus, qui sont d’éternels insatisfaits qui n’aiment que les garçons plus jeunes, toujours attristés par la précarité de leurs relations amoureuses, précarité dont ils sont souvent les premiers responsables, tant ils idéalisent leurs partenaires. Comme Querelle, le cœur de ces garçons est noué par un paradoxe : ils cherchent l’amour absolu, comme vous le dites, mais dans la série. Ils ne peuvent se satisfaire d’une seule personne, leur idéal est trop grand. Ils sont victimes de leur propre romantisme, qui les empêche d’approfondir une relation, et craignent l’attachement, vécu comme une perte de l’objet de désir.

Sur un autre plan, des esthétiques très stéréotypées travaillent les sexualités minoritaires, je voulais aussi questionner quelques signifiants centraux dans l’imaginaire gai : l’opposition « actif »/« passif », l’idéalisation de la jeunesse (la figure du « twink » en donne un bel exemple) et, à l’inverse, l’image d’une « virilité » exacerbée, qui rejoue les codes de la masculinité hétérosexuelle tout en les déplaçant sur un autre terrain. Ce qu’on apprend du désir et du passé de Querelle, vous avez raison de le dire, sert à déconstruire ces jeux de rôles et de pouvoir, ces stéréotypes tenaces, le roman permet de les saisir dans la complexité d’existences (celle de Querelle, mais aussi celles de Jézabel, du Premier, du Deuxième, du Troisième et de la « série » des amants) marquées par la marginalité et l’inadéquation au monde.




Le titre de votre livre fait explicitement référence à Querelle de Brest de Jean Genet (Gallimard, 1947), mais en vous lisant on retrouve aussi ce goût pour l’outrage et la tension pureté/souillure d’auteurs comme Georges Bataille (Le Bleu du ciel ?) et Pier Paolo Pasolini (Les Ragazzi, ou son film Théorème ?). Comment vos références entrent-elles en collision avec votre travail d’écriture ?


Mes références, mes lectures, mes recherches entrent constamment en collision avec mon travail d’écriture, vous avez raison de le dire, elles sont centrales dans mon texte, et bien souvent je ne les camoufle pas : je me permets l’emprunt, la citation et le remix allègrement. Chaque livre dissimule une bibliothèque dont il est le bâtard. Plusieurs œuvres ont été centrales pour moi dans l’écriture de Querelle, dont une part importante est l’œuvre d’écrivains gais (Jean Basile, Jean Genet, Pier Paolo Pasolini, Guillaume DustanHervé GuibertMathieu Riboulet…). Je me suis effectivement inspiré de Théorème pour trouver la structure du roman, dans laquelle, comme dans le film de Pasolini, un homme débarque dans un microcosme (populaire plutôt que bourgeois dans Querelle). Un grand roman québécois (antérieur à Teorema) de Germaine GuèvremontLe Survenant, adopte aussi une structure apparentée.

Dans les deux livres, le personnage devient une sorte d’écran sur lequel se projettent passions et fantasmes. Querelle a ce statut dans le roman, il est à la lisière de l’existence réelle, matérielle, et du fantasme (sexuel, homophobe). Georges Bataille ne fait pas partie de mes références littéraires, mais l’idée de la souillure comme offrande, comme talisman qu’il faut chérir, découle en grande partie de ma lecture de Guibert et de Genet. La place de Querelle de Brest a été tellement importante dans ma démarche d’écriture qu’il est difficile de la qualifier en si peu de mots. Disons que le roman de Genet infuse tous les aspects de mon livre, et pas uniquement le personnage homonyme. Pour mentionner une dernière référence, je peux ajouter que Vernon Subutex de Virginie Despentes a aussi été une lecture importante dans mes expérimentations sur le discours indirect libre des personnages.


J’ai cru comprendre que Querelle a été quelque peu « traduit » (ou du moins aménagé) du québécois au français. Avez-vous pris part à ce travail ? Quel en était l’objectif et les modalités ?


Le terme de « traduction » n’est pas tout à fait le bon… En fait, je n’en trouve aucun qui dise bien le travail que nous avons fait, mon éditeur français (Benoît Virot), mon éditrice québécoise (Olga Duhamel-Noyer) et moi. Benoît s’est très vite aperçu, en faisant lire Querelle de Roberval à des ami.e.s, que le lectorat français aurait de la difficulté avec la langue du roman, qui puise beaucoup à l’oralité québécoise (je préfère utiliser le verbe « puiser » parce que je ne crois pas à l’idée que la littérature « transcrive » un état véritable de la langue, les langues littéraires étant toujours construites, mises en forme, composites, artificielles ; comme le rappelle souvent un de mes professeurs (Benoît Melançon) Michel Tremblay n’écrit pas le français québécois des années 1960, pas plus que Louis-Ferdinand Céline n’écrit le français hexagonal des années 1930…). C’était important pour moi qu’on ne rate pas un élément de l’intrigue, un enjeu politique, ou la complicité entre deux personnages, par exemple, en raison d’une incompréhension linguistique.

C’est une situation navrante, un lointain effet du colonialisme, mais la plupart des Français et des Françaises sont beaucoup moins habitués au français oral québécois que nous le sommes au français de France. Demeure encore le mythe que le français parisien constituerait une sorte de « norme » autour de laquelle les autres français (caribéen, acadien, africain, américain, québécois, méridional, etc.) graviteraient, comme des versions attardées ou décaties de la belle langue de l’Académie. Beaucoup de gens au Québec se leurrent à mon avis sur la possibilité de la compréhension du français québécois oral en France. Les films de Xavier Dolan y sont présentés avec des sous-titres ; il est plus difficile de sous-titrer un roman… Puisque Querelle puise énormément à l’oralité québécoise, que la langue orale n’y est pas que décorative ou accessoire, mais qu’elle est l’un des matériaux importants du texte, nous avons opté pour un travail d’« adaptation », somme toute léger : Benoît m’indiquait les tournures de phrases ou les termes qu’il ne saisissait pas, et, au cas par cas, nous essayions de trouver des expressions ou des mots équivalents qui ne dénaturent pas l’effet d’oralité du texte. Cela signifie donc que le livre porte toujours les marques de l’oralité québécoise à laquelle je puise pour écrire, mais qu’il tente de la rendre plus digeste pour un lecteur ou une lectrice français.e qui ne serait pas familier.ère avec la langue qui se parle sur les berges du lac Saint-Jean.


Avez-vous des projets d’écriture pour succéder à ce premier roman ?


Oui, mais j’aime mieux ne pas en parler tant que ce n’est pas très, très avancé.




Quelques questions à propos de vos lectures
 

Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?


Les romans que je lisais adolescent : les Harry PotterAgatha ChristieMary Higgins ClarkStephen King


Quel est le livre que vous auriez rêvé d’écrire ?


Avec Bastien de Mathieu Riboulet.


Quelle est votre première grande découverte littéraire ?


Menaud, maître-draveur de Félix-Antoine Savard, que j’ai lu vers 12 ans, à l’école. C’est le premier « classique » (outre Agatha Christie) que j’aie lu, n’étant pas issu d’un milieu littéraire.


Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?


Écrire de Marguerite Duras, que je relis à chaque année.


Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?


Toute l’œuvre de Violette Leduc (j’y remédierai).


Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?


Le cycle romanesque de Marie-Claire Blais qui débute avec le roman Soifs (1995), l’une des œuvres contemporaines les plus singulières et les plus puissantes à mon sens.


Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?


Pour moi, trouver un classique surfait, ça veut surtout dire qu’on n’en comprend pas la portée. Qu’on ne l’a pas lu au bon moment, en lui posant les bonnes questions. Donc : aucun.


Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?


« Nous devons toujours trahir celui ou celle que nous avons été pour parvenir à faire des choses. Il y a dans la réalisation de nos rêves un assassinat de nous-mêmes, de notre enfance, de ceux qui sont venus avant nous. » Catherine MavrikakisL'Eternité en accéléré  


Et en ce moment que lisez-vous ?


Jonny Appleseed de Joshua Whitehead (Mémoire d’encrier, 2019), qui vaut le détour.





Découvrez Querelle de Kevin Lambert aux éditions Le Nouvel Attila (repris en poche chez Points)

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