Citations de Lucrèce (114)
Critique de la religion ;
sacrifice d'Iphigénie
Mais ici j'éprouve une crainte : tu crois peut-être
apprendre les éléments d'une doctrine impie,
entrer dans la voie du crime quand au contraire
la religion souvent enfanta crimes et sacrilèges.
Ainsi, en Aulide, I'autel de la vierge Trivia
du sang d'Iphigénie fut horriblement souillé
par l'élite des Grecs, la fleur des guerriers.
Dès que sa coiffure virginale fut ceinte du bandeau
dont les larges tresses encadrèrent ses joues,
elle aperçut devant I'autel son père affigé,
les prêtres auprès de lui dissimulant leur couteau,
et le peuple qui répandait des larmes à sa vue.
Muette de terreur, ses genoux ploient, elle tombe.
Malheureuse, que lui servait, en tel moment,
d'avoir la première donné au roi le nom de père ?
Saisie à mains d'hommes, elle fut portée tremblante
à l'autel, non pour accomplir les rites solennels
et s'en retourner au chant clair de l'hyménée,
mais vierge sacrée, ô sacrilège, à l'heure des noces
tomber, triste victime immolée par son père,
pour un départ heureux et béni de la flotte.
Combien la religion suscita de malheurs !
De la nature, I, 80-101
p.69
En Latin :
IIlud in his rebus uereor, ne forte rearis
impia te rationis inire elementa, uiamque
indugredi sceleris. Quod contra saepius illa
religio peperit scelerosa atque impia facta.
Aulide quo pacto Triuiai uirginis aram
Iphianassai turparunt sanguine foede
ductores Danaum delecti, prima uirorum.
Cui simul infula uirgineos circumdata comptus
ex utraque pari malarum parte profusast,
et maestum simul ante aras adstare parentem
sensit, et hunc propter ferrum celare ministros,
aspectuque suo lacrimas effundere ciuis,
muta metu terram genibus summissa petebat.
Nec miserae prodesse in tali tempore quibat
quod patrio princeps donarat nomine regem.
Nam sublata uirum manibus tremebundaque ad aras
deductast, non ut sollemni more sacrorum
perfecto posset claro comitari Hymenaeo,
sed casta inceste, nubendi tempore in ipso,
hostia concideret mactatu maesta parentis
exitus ut classi felix faustusque daretur.
Tantum religio potuit suadere malorum!
Tant que demeure éloigné l'objet de nos désirs, il nous semble supérieur à tout le reste ; est-il à nous, que nous désirons autre chose, et la même soif de la vie nous tient toujours en haleine.
Fais taire tes opinions, tes sentiments, tes humeurs.
Efface ta personne.
Alors ton guide intérieur, ne se causant plus aucun trouble
à lui-même,
te conduit à la chose essentielle qui est en toi :
l'impassible nature universelle.
Car sitôt qu’a reparu l’aspect printanier des jours, et que brisant ses chaînes reprend vigueur le souffle fécondant du Favonius, tout d’abord les oiseaux des airs te célèbrent, ô Déesse, et ta venue, le cœur boulversé par ta puissance.
À coup sûr, les éléments premiers des choses n'ont pas obéi à un plan subtilement élaboré quand ils sont venu occuper leurs places respectives ; à coup sûr ils n'ont pas consciemment programmé les mouvement que chacun d'eux devait exécuter. En réalité, ces innombrables éléments, soumis à d'innombrables et brutales poussées, entraînés aussi par leur propre poids, se sont laissé emporter, et ce depuis l'aube des temps. Déplacements qui les ont amenés à s'assembler, à essayer toutes les créations que permettaient leurs rencontres ; et leurs tribulations dans l'infini du temps, leur perpétuelle expérimentation de toutes sortes d'assemblages, de toutes sortes de mouvements, ont finalement permis la rencontre inopinée des atomes, dont la réunion est à l'origine de ces grands corps : terre, mer, ciel, espèces vivantes.
Et Sisyphe est sur terre, sous nos yeux : c'est l'homme qui s'acharne à briguer les suffrages du peuple, qui veut les faisceaux et les haches redoutables, candidat toujours déçu, toujours vaincu, qui doit, toujours laisser sa place. Oui, briguer le pouvoir, cette réalité illusoire et toujours incertaine, endurer dans cette quête d’incessantes épreuves, c'est cela, s'efforcer de pousser au haut d'une montagne un rocher qui, à peine le sommet atteint, dégringole aussitôt pour rejoindre l'horizontalité de la plaine.
C'est au cœur du péril, de l'angoisse, qu'il faut observer l'homme ; c'est le malheur qui révèle sa véritable nature : alors seulement jaillissent du fond de son cœur des paroles sans fard, alors le masque tombe – et la réalité, nue, demeure.
Car l'esprit cherche la raison des choses et, face à cet univers qui s'étend à l'infini, bien au-delà des murailles bornées de notre monde, il a besoin de comprendre ce qui existe là-bas aussi ; là-bas, où l'intelligence veut pouvoir porter son regard, là-bas, où l'esprit s'envole, dans ce libre essor qui lui est naturel.
Qu'il est doux quand les vents lèvent la mer immense,
D'assister du rivage au combat des marins !
Non que l'on jouisse alors des souffrances d'autrui,
Mais parce qu'il nous plaît de voir qu'on y échappe.
suave mari magno- De natura rerum -
poursuivant mon objet, c’est, semble-t-il, la nature de l’esprit et de l’âme que je dois maintenant éclaircir dans mes vers ; il faut abuser et culbuter cette crainte de l’Achéron, qui, pénétrant jusqu’au fond de l’homme, jette le trouble dans la vie, la colore tout entière de la noirceur de la mort, et ne laisse subsister aucun plaisir pur et sans ombrage.
(LIVRE III - Invocation au divin Épicure- Édition du Centenaire Les Belles Lettres)
La piété, ce n'est pas se montrer souvent voilé et, tourné vers la pierre, s'approcher de tous les autels, ni se prosterner à terre, tendre ses mains ouvertes devant les temples des dieux, inonder leurs autels du sang des quadrupèdes, aux vœux enchaîner les vœux,
la piété c'est tout regarder l'esprit tranquille.
Aussi, encore une fois, ce nom de mère que la terre a reçu, elle le garde à juste titre puisque d’elle-même elle a créé le genre humain, et produit pour ainsi dire à la date fixée toutes les espèces animales qui errent et s’ébattent sur les hautes montagnes, en même temps que les oiseaux de l’air aux aspects différents. Mais comme sa fécondité doit avoir un terme, la terre cessa d’enfanter, telle une femme épuisée par la longueur de l’âge. Car la nature du monde entier se modifie avec le temps : sans cesse un nouvel état succède à un plus ancien suivant un ordre nécessaire ; aucune chose ne demeure semblable à elle-même : tout passe, tout change et se transforme aux ordres de la nature. Un corps tombe en poussière, et s’épuise et dépérit de vieillesse ; puis un autre croît à sa place et sort de l’obscurité. Ainsi donc la nature du monde entier se modifie avec le temps ; la terre passe sans cesse d’un état à un autre : ce qu’elle a pu jadis lui devient impossible ; elle peut produire ce dont elle était incapable.
(livre V, 855-870 - édition 100 ans les Belles Lettres)
Oui, mais si l’âme était immortelle et passait de l’un à l’autre, / les mœurs des animaux se seraient mélangées, / on verrait couramment un chien de l’Hyrcanie / s’enfuir devant l’assaut d’un cerf porteur de cornes, / un faucon dans les airs trembler en s’enfuyant / devant une colombe, et les bêtes sauvages posséder la raison, et les hommes la perdre.
Bien sûr une fois né chacun veut forcément / rester en vie, tant que la tendre volupté / le retiendra. Mais lui qui n’a pas goûté / à l’amour de la vie, qui n’en fait pas partie, / quel mal ça lui fait-il de n’être pas créé ?
Quels tourments violents, / alors, déchirent l’homme inquiet de désir, / quelles grandes terreurs ! Et l’orgueil, la souillure / comme l’emportement, ce qu’ils font de ravages ! / Et que dire du faste ou bien de la paresse ? / Et donc, celui qui a dompté ces monstres-là / sans armes, par des mots, et les a expulsés / de l’esprit, n’est-ce pas qu’il siéra que cet homme / soit jugé digne d’être entre les dieux compté ?
Et la nature même, en ce cas, ne réclame / rien de bien précieux : si l’on a pas chez soi / des simulacres d’or figurant des éphèbes / ayant dans leur main droite une torche allumée / pour donner la lumière aux nocturnes banquets / si la maison n’est pas ruisselante d’argent / ni ruisselante d’or, si les lambris dorés / ne résonnent du son de la moindre cithare, / eh bien, sur l’herbe tendre, allongé entre soi, / sur le bord d’un ruisseau, à l’ombre d’un grand arbre, faire du bien au corps ne coûte pas grand-chose, / surtout quand le temps rit, surtout quand la saison / a de fleurs émaillé les herbes verdoyantes.
Et enfin, / quantité de ces corps errent dans le grand vide / parce que, rejetés des conciles des choses / ils n’ont pu nulle part, se faire accepter, / se joindre au mouvement. Et du fait que j’évoque, / s’agite sous nos yeux toujours le simulacre / et l’image insistante : oui soit contemplatif / quand les feux du soleil entrent dans la maison, / quand dans l’obscurité il répand ses rayons, / et tu verras alors, et de mille manières, / beaucoup de corps menus se mêler, dans le vide, / au sein de la lumière même des rayons, / et comme les soldats d’une éternelle guerre, / se livrer des combats, lutter par escadrons / sans jamais arrêter, tant, sans désemparer / les viennent tourmenter alliances, ruptures ; / et tu pourrais par-là deviner de quel genre / est l’agitation des éléments premiers / des choses quand ils vont à travers le grand vide / dans l’exacte mesure où une chose peut, / quoique petite, offrir un exemple des grandes, / et mettre sur la voie d’en prendre connaissance.
Nous sommes, en effet, semblables aux enfants, / qui tremblent au milieu des ténèbres aveugles / et qui ont peur de tout : nous, en pleine lumière, / nous avons parfois peur de choses qui n’ont rien / de redoutable plus que ce qui épouvante / les enfants dans le noir, et qu’ils croient voir venir. / Il faut donc dissiper ténèbres et terreur / de l’esprit, et cela, ni rayons du soleil, / ni brillants traits du jour ne le font, ce qu’il faut, / c’est bien voir la nature et en rendre raison.
Douceur, sur l'abîme immense, où les vents troublent les flots, pour qui depuis la terre voit l'ahan des matelots
Quel piètre amour de vivre à la vie nous enchaîne ?
Tout mortel doit mourir tôt ou tard à son heure.
Personne n’y échappe : à quoi bon résister ?
Et puis l’on tourne en rond dans le cercle de vivre,
Où nul plaisir nouveau ne peut plus nous surprendre.