Citations de Amitav Ghosh (100)
Le Wellesley était le plus haut navire que Kesri ait jamais vu. Il supposait qu'il était, sinon le plus puissant navire de la Royal, en tout cas dans cette catégorie. Mais le capitaine Mee expliqua que, à l'aune de la Royal Navy, le Wellesley était de taille moyenne et considéré comme un navire de guerre de troisième classe. On pouvait en dire autant de la flotte elle-même, ajouta le capitaine : quoique importante pour les eaux asiatiques, elle était modeste à l'échelle de la Royal Navy, qui rassemblait fréquemment des armadas de cinquante unités au minimum.Kesri fut à la fois découragé et rassuré de l'apprendre. Il comprit, au ton du capitaine, que, du point de vue des Anglais, cette expédition était une aventure relativement mineure qu'ils avaient la complète certitude de mener avec succès.
Un lotus ne peut fleurir si ses racines ne trempent pas dans la boue.
Tout en écoutant le bruissement des voiles, elle s'aperçut qu'une graine était restée logée sous l'ongle de son pouce. Une graine de pavot. Elle l'expira, la roula entre ses doigts et leva les yeux au-dessus des voiles bien étarquées, vers la voûte remplie d'étoiles. Tout autre soir elle aurait cherché dans le ciel la planète qu'elle avait toujours pensé être l'arbitre de sa destinée, mais aujourd'hui c'est la minuscule sphère qu'elle tenait entre le pouce et l'index que son regard retomba. Elle scruta la graine comme si elle n'en avait jamais vu auparavant et, soudain, elle comprit que ce n'était pas la planète là-haut qui gouvernait sa vie : c'était cette minuscule petite boule, à la fois généreuse et dévorante, miséricordieuse et destructrice, nourrissante et vengeresse. C'était là son Shani, son Saturne.
"Regardez autour de vous, Mr Reid, conseilla Freddie. Regardez cette ville, lah, Singapour, et tous ces beaux bâtiments neufs. Regardez ces navires dans le port. Savez-vous pourquoi ils viennent ? Parce que ceci est un "free port" - ils ne paient ni droits ni taxes. Alors d'où la cité tire-t-elle de l'argent ?
_ Je ne saurais vous le dire, Mr Lee.
_ De l'opium, évidemment. Qui est le monopole du gouvernement britannique. L'opium paie pour tout : hôtels, églises, palais du gouverneur, tous sont bâtis sur l'opium."
Quand un moment si redouté et si longtemps attendu arrive, il déchire le voile de l'attente quotidienne pour révéler la prodigieuse obscurité de l'inconnu.
Il révéla quelque chose qui stupéfia tout le monde : le nouveau commissaire payait apparemment tous ses frais de voyage de sa propre poche !
La nouvelle fut accueillie par des exclamations d'incrédulité : l'idée qu'un mandarin puisse refuser de s'enrichir aux dépens de l'Etat paraissait ridicule à tous.
[Les Anglais] savent qu'ils ont une nation parce qu'ils en ont tracé les frontières avec le sang. Maya ne t'a-t-elle pas dit que les drapeaux de leurs régiments flottaient dans leurs cathédrales et que leurs églises étaient tapissées de plaques à la mémoire des hommes tombés dans des guerres tout autour du monde? La guerre est leur religion. C'est ce qu'il faut pour faire un pays.
La véritable tragédie d'une vie passée dans le train-train quotidien, c'est que son gaspillage ne devient apparent que quand il est trop tard.
En tout état de cause, ces livres avaient eu sur moi exactement l’effet prédit parles critiques au XVIIème siècle, au moment où les premiers « romans » avaient commencé à circuler largement : ils avaient suscité des rêves et des désirs, dérangeants dans le sens où ils devaient devenir les instruments de mon déracinement. Si de simples mots avaient eu cet effet-là, qu’en était-il des photos et des vidéos qui défilent continuellement sur nos ordinateurs et téléphones portables ? Si, comme on le dit, une image vaut un millier des mots, quel est le pouvoir des milliards d’images qui s’infiltrent à présent dans les moindres recoins de la planète ? Quelle est la puissance des rêves et des désirs qu’elles génèrent ? La puissance de l’agitation qu’elles engendrent ?
C'était comme si la rotation même de la Terre avait accéléré, entraînant le déplacement de tous les êtres vivants à des vitesses incroyables de sorte que même si l'aspect extérieur d'un lieu semblait inchangé, son centre était entraîné vers un autre lieu et un autre temps.
J'avais l'impression que mon corps était habité par un être vivant, une créature ancienne en dormance dans la boue depuis la nuit des temps. Ne me venaient à l'esprit que des analogies avec un germe, un virus ou une bactérie, mais je savais bien que c'était autre chose : il s'agissait de la mémoire elle-même, mais pas de la mienne - d'une mémoire bien plus ancienne que moi, une facette du temps d'abord submergée puis brutalement ravisée au moment où j'avais pénétré dans ce sanctuaire. C'était une chose effrayante et venimeuse, d'une puissance incroyable, une chose qui refusait qui refusait de se laisser oublier.
Les mouchoirs avaient été autrefois un objet de fascination pour les Chinois, expliqua-t-il à Neel; beaucoup de gens pensaient que les Européens les utilisaient pour garder et transporter leur morve - tout à fait comme les fermiers chinois économes transportaient leurs excréments dans les champs.
Fleurs et opium, opium et fleurs !
Curieux de penser que cette ville qui a tant absorbé de l'horreur du monde lui ait donné tant de beauté. En lisant tes lettres, je suis étonnée de penser à toutes ces fleurs qu'elle a expédiées autour de la terre : chrysanthèmes, pivoines, lys tigré, glycine, rhododendrons, azalées, asters, gardénias, bégonias, camélias, hortensias, primevères, bambou, un genévrier, un cyprès, roses-thé grimpantes et roses remontantes - et bien d'autres encore. Si c'était en mon pouvoir, j'ordonnerais à tous les jardiniers du monde de se rappeler, quand ils les plantent, qu'elles sont toutes arrivées dans leur jardin grâce à cette ville entre toutes les villes - cet endroit surpeuplé, puant, bruyant, voluptueux que nous appelons Canton.
Les mots sont comme le vent qui ride la surface de l'eau. Le fleuve coule au-dessous, invisible et inaudible.
La formidable accélération provoquée par l'adoption des méthodes coloniales d'extraction et de consommation à l'échelle mondiale a conduit l'humanité à l'orée du précipice.
Vous voulez trahir mon secret? Fort bien...
Neel, en fils toujours obéissant, avait laissé s'effacer dans sa tête ce langage qui pourtant, sans qu'il le sache, était resté vivant - et à présent, en entendant Deeti chanter, il reconnut que sa musique l'avait secrètement nourri : il avait toujours adoré les dadras, chaitis, barahmasas, horis, kajris - des chansons pareilles à celles que Deeti chantait. En l'écoutant, il comprenait pourquoi le bhojpuri était la langue de cette musique : de tous les parlers entre le Gange et l'Indus, aucun ne l'égalait dans sa capacité à exprimer les nuances de l'amour, du désir et de la séparation, la souffrance de ceux qui partent et de ceux qui restent.
Comment se faisait-il que, en choisissant les hommes et les femmes destinés à être arrachés à cette plaine asservie, la main du destin se fût posée si loin à l'intérieur, très à l'écart des côtes peuplées, sur des gens parmi les plus obstinément enracinés dans le limon du Gange, un sol qui devait être semé de douleur pour produire sa récolte d'histoires et de chants ? Comme si le sort avait enfoncé son poing dans la chair vive du pays pour en arracher un morceau de son coeur souffrant.
Un grand nombre des habitants de Fanqui-Town (enclave étrangère de Canton) viennent des Indes. Ils ont leurs noms à eux pour chaque variété de diable étranger : les Anglais sont des "I say" et les Français des "Merde".
Quel festin, Bahram-bhai !
Tu sais, Zadig Bey, quand j'étais un petit garçon...nous avions si peu d'argent que quand ma mère faisait cuire du riz, elle nous faisait même boire le "page", l'eau dans laquelle il cuisait. Une fois ou deux par mois, nous nous partagions quelques morceaux de poisson séché, et nous considérions cela comme un festin. Et maintenant...J'aurais souhaité que ma mère ait pu voir tout cela. Je me demande ce qu'elle aurait dit.
Zadig le gratifia d'un sourire taquin : Et qu'aurait-elle dit si elle avait su que tout ceci était dû à l'opium ?
Elle aurait dit qu'un lotus ne peut pas fleurir si ses racines ne trempent pas dans la boue.
Comment était-il possible qu'un petit nombre d'hommes, en l'espace de quelques heures ou de quelques minutes, puissent modifier le sort de millions de personne pas encore nées ? Comment était-il possible que le résultat de ces brefs instants puisse déterminer par des générations à venir qui gouvernerait qui, qui serait riche ou pauvre, maître ou serviteur ?