Citations de Antoine Choplin (344)
P41: "Mais , tu vois, ce qui m'inquiète aujourd'hui, c'est ça. Du menton, il désigne son bras couvert de pansements. Cette peau qui part en lambeaux sans qu'on puisse rien y faire. C'est pareil dans le dos. Et aussi vers les hanches et les cuisses."
On allait par deux, moi avec Pavel. On marchait doucement, l'un à côté de l'autre. Il tombait une drôle de pluie. c'est Pavel qui a remarqué ça. Il a dit t'as vu ça, la pluie. On dirait qu'elle est noire. Et j'ai regardé à mon tour et c'était exactement l'impression que ça faisait. La couleur noire de la pluie, ça, je m'en souviens. On a regardé ça un moment sans rien dire, en guettant les traces sombres de la pluie sur nos manches de vestes.
Au milieu de toute cette désolation, il se sent d'abord pris dans une sorte d'entre-deux, de ceux qu'imposent parfois les réveils affolés et pleins de sueur, quand tout vacille et s'en tient au gazeux, quand le réel continue à ployer sous la force du rêve, renâclant à toute capture.
Avec cet oeil embué, presque incrédule, il traverse les quartiers meurtris, longe les bâtisses calcinées encore fumantes et les murs effondrés.
Il atteint la place du marché.
Il ne remarque pas les trajectoires balbutiantes de ceux qui, mètre après mètre, en soufflant des mots d'effroi, se risquent à nouveau au coeur de l'espace dévasté. Il n'entend pas vraiment la plainte des femmes agenouillées, les cris résonnants des plus forts, prodiguant mille consignes contradictoires.
Il poursuit son chemin vers la Calle Don Tello.
e n'est qu'en remontant la rue vers chez lui que, le coeur battant, il commence à éprouver pour de bon les modifications du paysage., les espaces nouveaux dévolus à la lumière, à la circulation de l'air et des sons.
Avant même qu'il n'y ait porté le regard, il devine les blessures de la ville. La béance de ses plaies, ses amputations.
Il y a une chose que j'ai remarquée, dit Marya. Une chose que nous avons en commun. Tous les deux, on sait se souvenir. Nos mémoires sont aiguës.
Je me suis dit que ça pourrait être un bon endroit pour rejouer la partie d'échecs de ton grand-père. Campo de'Fiori, juste à côté de la statue de Giordano Bruno. Avec ce qu'on sait de son histoire.
Après une dernière partie disputée contre deux touristes autrichiens qui ont tenté, tant bien que mal, d'unir leurs forces, j'ai rangé les pièces et remisé l'échiquier sous la table
Et son corps fatigué et transpercé d'images, et l'infinie procession des choses. Et son corps fatigué, transpercé d'images mais indivisible, venu bout à bout, vaille que vaille, des heures de cette journée.
Basilio, toujours lui, seulement entaillé d'une journée de plus.
Il lui apparaît que la vérité de ce qu'ils sont en train de vivre, lui et ceux de Guernica dont le cœur n' a pas cessé de battre, ne peut s'accommoder de découpages. C'est un tout dont on ne peut rien extraire sans riscert la supercherie. Ce qui se voit ne compte pas plus que ce qui reste invisible, que ce qui pourrait apparaître, ou qui se tient en attente derrière les angles de murs ; que ce qui va surgir, d'un instant à l'autre, du ventre des nuages.
Comme chaque fois, il s'émerveille de la dignité de sa posture, c'est ce mot qui lui vient à Basilio. C'est d'abord ça qu'il voudrait rendre par la peinture. Cette sorte de dignité, qui tient aussi du vulnérable, du frêle, de la possibilité du chancellant.
On s'est jamais trop dit les choses , avec Vera. C'est pour ça. Mais maintenant, c'est différent. J'aimerais bien écrire quelque chose de gentil pour elle. Tu comprends. Quelque chose qu'elle pourra lire quand je serai passé et que ça lui fera du bien de le lire. Qu'elle pourra même garder avec elle, si elle veut, comme ça dans la poche son tablier pour se le relire de temps en temps et se souvenir de tout ça. Comme on s'aimait bien tous les deux. Voilà, c'est ça que j'aimerais faire pour elle. Enfin j'aimerais qu'on le fasse tous les deux, Gouri. (page 122)
Son corps entier frissonne.
A cause, peut-être, des solitudes amoncelées.
Emboitées comme des poupées gigognes. La sienne propre à Gouri, d'homme singulier ; celle de cette zone maudite, ce trou noir du monde ; celle aussi de son espèces, humaine, et de son vaisseau terrestre qui s'est fichu là, au cœur de l'immensité. (page 113)
Je me suis arrêté et j’ai regardé longtemps vers le large. Ma tête était vide et j’ai seulement pensé à l’horizon comme à un farceur qui faisait rien d’autre que se débiner. À part qu’il t’envoyait quand même, depuis là-bas, la cohorte incessante des vagues et, après tout, c’était peut-être comme des poignées de main.
Moi, j’ai dit, les poèmes que j’écris, il y en a de deux sortes. Il y a ceux que j’écris dehors, assis sur ma planche de hêtre ou sur la vieille souche, à la lisière de la pinède avec le souffle léger de l’Océan qui chante dans mes oreilles. Et il y a ceux que j’écris dedans, le nez collé au mur blanc de mon bureau. Eh bien, ceux au mur blanc sont de loin les meilleurs, je vous le garantis.
Embrasser, c’est exactement ça, j’ai poursuivi. C’est tenir en même temps ce qui est proche et ce qui est lointain. C’est ça, embrasser.
Si nous parcourons tous les escaliers de Valparaiso, nous aurons fait le tour du monde, j’ai dit joyeusement.
Ça, c'est moi qui l'ai écrit. J'ai écrit ça le 26 avril 1986. Kouzma lève un instant les yeux vers Gouri.
Et ça veut dire quoi ?
Dies iræ, jour de colère. C'est du latin.
Moi, poursuit Kouzma, des fois, je pense au diable et je me dis tiens, si ça se trouve, il a installé ses quartiers dans le coin et il est là, à bricoler. Il profite de l'aubaine pour se fabriquer un monde à lui. À son image. Un monde qui se foutrait pas mal des hommes. Et qu'aurait surtout pas besoin d'eux. Ça colle le vertige, ça, quand on y pense. Un monde qui continue sans nous. Hein.
Ça s'est passé plutôt rapidement, je crois bien. Les camions se sont relayés sans aucune pause. Et en moins dedeux ils ont fait dégringoler la maison tout entière dans la fosse. Ce dont je me souviens le mieux, c'est des choses qu'on voyait parfois tomber dans le trou au milieu d'une pelletée de gravats. Des choses qu'on n'avait pas eu le temps ou même l'idée d'emporter et qui nous passaient sous le nez. Sauf qu'à chacune d'elles s'accrochaient des petits morceaux de vie et que c'était ça qui défilait devant nous.
Au début, quand tu te promènes dans Pripiat, la seule chose que tu vois, c'est la ville morte. La ville fantôme. Les immeubles vides, les herbes qui poussent dans les fissures du béton. Toutes ces rues abandonnées. Au début, c'est ça qui te prend les tripes. Mais avec le temps, ce qui finit par te sauter en premier à la figure, ce serait plutôt cette sorte de jus qui suinte de partout, comme quelque chose qui palpiterait encore. Quelque chose de bien vivant et c'est ça qui te colle la trouille.
J'en ai vu des animaux là-bas. Et de sacrées belles bestioles, des vaches, des chevaux. Tout ce qu'il y a de bien portant.
Piotr se remet à osciller légèrement.
Oui, enfin moi je me souviens quand même de ces moineaux morts, dit Iakov.
Tu te souviens de ça, Leonti ? Tous ces moineaux morts. Des centaines.
Peut-être, je sais plus. Ici aussi, y'en a eu. Pas autant, dit Iakov.
Des oiseaux aveugles qui s'écrasent sur les pare-brise des voitures. C'est toi-même qui me l'as raconté.
Pas autant, répète Iakov.