Cédric Gras

Il gelait presque, des vents invisibles violentaient le ciel et les cirrus, une brise glaciale enserrait le crâne d’un froid sensuel. C’est aussi pour cela que j’aime le Nord, j’aime son souffle et son corps, ses granits, ses mousses et ses flocons.

C’est le désert humain, quelle que soit sa nature, qui vous fait Robinson et non les vagues clapotant sur vos rivages.

En juin, c'est le jeune Ganetski qu'on passe par les armes. Celui qu'Evgueni Abalakov a dû secourir au pic Lénine n'a guère que vingt-cinq ans. Le 29 juillet, son protecteur Nikolaï Krylenko crève lui aussi comme un chien, fusillé personnellement par le président du collège militaire de la Cour suprême de l'URSS après un procès éclair de vingt minutes. Krylenko n'était pas un enfant de chœur, il avait lui-même dirigé et justifié des répressions par le passé. Il ne se faisait aucune illusion. Reste à son nom un col au pic Lénine et deux sommets de 6 000 mètres dans le Pamir. Au fin fond des montagnes, la toponymie n'a jamais suivi le rythme des exécutions et des disgrâces du Kremlin.

Malgré l'avertissement, une femme tirait à grandes bouffées sur son porte-cigarette, un accessoire aussi vulgaire que sa propriétaire. Je lui ai demandé si je pouvais monter voir. Elle a dit "niet", comme toujours en Russie où cette réponse est la garantie de ne pas se compliquer la vie.

Nostalgie ou sens du mythe, je l'ignore. Beaucoup gardent une certaine tendresse pour le quotidien de l'URSS, idéalisant le passé dans un présent parfois trouble.

La scène immortalisant le vainqueur, entouré de toute la symbolique soviétique, est un immanquable de ces ascensions staliniennes. Qu'en pense-t-il au fond de lui, ce moustachu au service duquel il court les massifs de l'URSS? On n'en saura jamais rien. Il ne sourit pas, ses lèvres semblent pincées, il a sans doute froid.

Mais le pasteur tcherkesse qu'ils croisaient chaque fois sous la face blanche du Bezengui a disparu. Il doit sans doute crever en déportation dans les steppes glaciales du Kazakhstan. Ils ne le verront plus dormir sur ses peaux de mouton, rongeant un pain de maïs et surveillant son troupeau.

L'Armée rouge est victorieuse à Stalingrad. Elle menace d'encercler le Caucase. La vallée de l'Elbrouz est reconquise par abandon des positions ennemies et, en plein mois de février, un escadron est envoyé pour arracher les emblèmes nazis salissant le sommet du vertigineux volcan.

Ici ( dans l'Altaî) les rayons ont une autre substance, une teneur qui sature votre crâne d'euphorie et de plénitude.
Que dire de ces journées de solitude heureuse dans le silence et dans l'effort ? Quelques flocons, le vent qui saoule, deux ou trois faux pas au-dessus des abîmes. Je suis là parce que régulièrement une voix intérieure m'oblige à aller vérifier la maîtrise que j'ai de ma lâcheté et de mes peurs, comme dans la chanson de Vysotski :
Si un ami a surgi,
Qui n'est ni ami, ni ennemi,
Si tu ne comprends pas au premier coup d'oeil,
S'il est vaillant ou minable
Emmène-le en montagne.
Sait-on jamais si l'on est son propre ami ?

p 144-145 éditions libretto

Vraiment, je ne sais pas pourquoi j'aime la Russie. Je l'ai découverte par hasard, un peu hagard, et elle s'est imposée. Je cherchais une terre d'asile, de nouveaux horizons. Je voulais aussi cultiver une certaine manière de vivre, généreuse et une peu triste. Je voulais l'immense, le froid, le farouche et le grand.

J'entends de nos jours des discours conceptuels qui appellent à « redécouvrir », « réinventer », « porter un autre regard »... Ils emploient le même vocabulaire que les artistes prétendant nous faire « voire le monde différemment » dans une panne d'inspiration générale. Celle qui nous ressert une soupe toujours un peu plus amère.

Il faut savoir rebrousser chemin lorsque l'on ne s'émerveille plus qu'à demi, qu'on est repu de l'ailleurs.

Les poliarniks surnomment l'Arctique "Mama", comme la Terre mère de Russie. L'inféconde Antarctide, elle, est désignée par "matchelkha", la belle-mère...

Le monde ne sait pas plus admirer la beauté sans la souiller.

Le plus beau voyage s’avère le langage.

L'alpinisme, c'est patienter. La montagne qu'on regarde des jours durant, le craquement des séracs, les coulées, le vent, la grêle sur la toile.

L'espoir autant que le désespoir m'ont jeté sur les routes. J'ai toujours eu une foi inébranlable dans l'espace plutôt que dans le temps pour illuminer mon existence.

En février s'est tenu le XXe Congrès du Parti communiste. Nikita Khrouchtchev a dénoncé le culte de la personnalité et les "excès" du stalinisme. Une litote historique qui ouvre la voie à la révision de tous les verdicts arbitraires prononcés durant la Terreur. Les anciens détenus vont pouvoir contester leurs procès et dénoncer les sévices subis. Pour l'honneur bien sûr car il n'est pas question de compensations et tout juste les peines de camp seront parfois prises en compte dans le calcul des misérables retraites. Néanmoins, pour des centaines de milliers de citoyens, la perspective de laver leur réputation aux yeux de la société et des autorités de toute nature est une éclaircie dans un ciel encombré.

Evgueni retrouve les parfums oubliés de l'Asie centrale. Dix ans déjà qu'il n'y a plus mis les pieds. Dix années de purges et de batailles. Les nazis ne sont pas parvenus jusque dans ces confins continentaux, mais on y a évacué des centaines de milliers de civils et des usines entières. Elles produisent désormais à la chaîne l'avenir radieux du socialisme dans les steppes désertiques.

Avec l'altitude, le glacier blanchit, libéré de sa croûte. Restent de grandes lignes de débris rocheux qui courent en surface.