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Citations de Charles-Ferdinand Ramuz (534)


La Rue



Deux vieilles causent à l’angle d’un mur,
elles font des gestes avec leurs mains sèches à mitaines noires,
un petit chat blanc frotte en ronronnant son beau poil luisant
à leurs jupes rêches et on voit branler leurs mentons pointus.

Une femme attend vers la laiterie,
une autre à la fontaine où son seau se remplit ;
des laveuses lavent le linge :
elles rient, le seau grince,
on entend leurs rires et grincer le seau
dans le bruit de l’eau ;
des hommes entrent boire à La Croix Fédérale,
le pasteur passe, le régent ;
et les petites filles rentrent de l’école
avec leurs cheveux moussus de soleil
et leurs mollets maigres.
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Sur la Route



C’est un vieux qui passe, toussant,
crachant, boitant sur son bâton,
tout fatigué d’avoir marché —
la route est longue —
et tout heureux d’être arrivé,
lorsque le village se montre
comme des enfants en tabliers blancs
qui, las de jouer, se seraient assis
au milieu des prés
pour passer le temps.
Ensuite c’est un char,
avec un vieux cheval,
et la blouse de l’homme,
bossu par derrière à cause du vent,
a l’air d’une cloche.
Le cheval trotte d’un petit trot las
et ses grelots font une chanson triste.
Les peupliers défilent un à un,
la route se déroule ;
et l’homme s’en va
avec un plumet de fumée bleue,
fumant sa pipe.
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On a aussi tué un mulet. Comme on ne pouvait plus s'en servir autrement, à présent on va le manger. Car le mulet est une bête chère, un bon mulet vaut autant qu'un cheval, quelquefois même davantage. Et longtemps celui-là, sous le bât de bois bien sanglé, avait été seul dans la montagne, par les petits chemins où eux seuls peuvent passer, portant tantôt du bois, tantôt du fumier, et tantôt du grain ; ou bien le vin dans les barots, ou bien aussi son maître ; grimpant les pentes, faisant rouler les pierres sous ses petits sabots, mangeant un peu de paille ou d'herbe, puis il est devenu trop vieux. On l'a assommé d'un coup de maillet.

[C.F. RAMUZ, "Le Village dans la montagne", éditions Payot & Cie (Lausanne) / Librairie Académique Perrin (Paris), 1908, chapitre XIV — réédition "Bibliothèque des Amis de Ramuz" (Loches), 2001, page 154]
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Ils sont rentrés pour la Toussaint. Déjà la neige est tout près du village. Un petit peu d'hiver se tient ainsi à votre porte pour le jour des Morts, qui vient le lendemain. Ils vont ce jour-là prier sur les tombes. Les cloches sonnent toute la journée.
Elles sonnent pour les morts et marquent qu'on se souvient d'eux sur la terre, et intercèdent aussi pour eux, par leurs longues, lentes voix. C'est deux notes, une haute et une autre assez basse, qui reviennent tout le temps, avec un même son, une même cadence, et un même battement triste. Et alors cette voix s'en va vers les rochers, mais ils sont déjà renfermés dans leur solitude d'hiver ; et s'en va vers les pâturages mais ils sont vides ; et vers les bois, mais ils sont pleins d'ombre : et s'en revient tournant sur place et ne s'adresse plus qu'aux hommes, à qui elle dit : « Pensez à ceux qui s'en sont allés devant vous, et que ce jour viendra pour vous pareillement. »

[C.F. RAMUZ, "Le Village dans la montagne", éditions Payot & Cie (Lausanne) / Librairie Académique Perrin (Paris), 1908, chapitre XII — réédition "Bibliothèque des Amis de Ramuz" (Loches), 2001, page 140]
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Encore un petit bout de chemin, et on est arrivé à la cave à fromage. La clé de la porte d'en bas a peut-être trente centimètres de long ; la serrure est grosse en proportion, d'ailleurs un peu rouillée, c'est pourquoi elle grince ; mais dès qu'on a ouvert la porte, on sent une fraîcheur qui sort et vous frappe par devant, dans la tiédeur de l'air, et l'odeur qui vient est acide. On voit sur les rayons tous les fromages bien rangés, bien ronds, posés à plat ; il y en a trente ou quarante et, plus la saison est avancée, plus aussi il y en aura. Les plus anciens ont déjà une croûte brune, les récents sont encore tout blancs et un peu affaissés dans le milieu, si bien que le bord fait saillie. Il faut les soigner, comme on dit.

[C.F. RAMUZ, "Le Village dans la montagne", éditions Payot & Cie (Lausanne) / Librairie Académique Perrin (Paris), 1908, chapitre X — réédition "Bibliothèque des Amis de Ramuz" (Loches), 2001, page 112]
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Et il semble qu’on ne va pas pouvoir pousser plus loin. La pente devant vous devient tout de suite tellement raide qu’on est comme pendu en l’air. Tout l’espace, en une seule fois, monte du fond de son trou, vous sautant contre. D’abord, on ne ressent qu’une impression de profondeur, et le choc fait qu’on recule. Puis, peu à peu, l’étendue se construit, elle se peuple, elle s’organise ; les choses de tout côté se montrent, elles sont là partout dans leur beauté. Et on vient de très loin admirer cette vue, parce qu’il y a encore dans le bas tout le lac, toute l’immensité du lac ; et il est ridé, crevassé, taché, de toutes les couleurs ; il est d’une seule couleur et transparent comme du verre ; tellement transparent parfois qu’il semble qu’il n’y a plus de lac, et c’est comme si, par le trou percé là, on apercevait l’autre ciel, le ciel qui règne de nouveau sur l’autre face de la terre...
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C’est le vent qui a pris le dessus pendant la nuit. En haut des grands vieux ormes ronds, des nuages passaient très vite, comme une débandade de jupons blancs.
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Droit au-dessous de la petite maison, d’énormes vagues venaient heurter l’empilement des rocs. Comme des bouteilles lancées à toute volée, ainsi venaient continuellement ces rouleaux d’eau verte faisant entendre un bruit de verre brisé. Mais ensuite une chevelure blanche était dénouée, se retirant peu à peu de chaque vide, de chaque fissure, de chaque anfractuosité ; alors on pensait, par une autre image, à un corps de femme aux cheveux flottants.
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Il bougeait des fleurs de géranium sur l’appui des petites fenêtres percées dans l’épaisseur des vieilles façades grises qui bordaient la place.
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L’eau dansait doucement dans le soleil, avec des milliers de petites vagues qui faisaient qu’à perte de vue elle était couverte d’écailles d’argent.
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Véritablement Tolstoï a été avec moi, du temps que j'avais dix-huit ans, et lui, je sais qu'il ne se fût pas senti étranger , marchant à mes côtés dans la campagne. Elle était calme et simple comme celle qu'il a aimée. Et il a aimé les hommes d'une façon que je voudrais être la mienne, et il les a sentis comme je voudrais les sentir. Mais il n'a pas été le seul de son pays à me parler mon langage, encore que les mots fussent autres : ce pays où il m'avait introduit, je m'y suis à sa suite avancé plus profond, et les mêmes ressemblances partout se sont levées.

[C.F. RAMUZ, "Le Grand Printemps", Les Cahiers vaudois (Lausanne), 1917 — rééd. aux éditions Mermod (Lausanne), 1952]
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Le petit enfant, assis sur un carré de toile à matelas dans le pré, tend la main vers un cerisier qui est bien à quarante pas de lui. Ayant refermé sa main, il s’étonne qu’elle soit vide. Il nous faut apprendre le monde depuis son commencement.

[C.F. RAMUZ, "Les Femmes dans les vignes et autres nouvelles" (1914-1921), éditions Zoé (Chêne-Bourg), coll. "Zoé Poche", 179 pages, 2021]
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["LE TOUT-VIEUX"]

Les hommes fauchaient l’herbe au-dessus des rochers du Vanil [1], dans une espèce de combe qu’il y a entre deux parois toutes droites. Vers midi ils s’arrêtèrent un moment et ils s’assirent à l’ombre pour manger ; ensuite ils retournèrent le foin étendu de la veille qui séchait ; vers le soir, il fut sec ; alors ils le nouèrent dans les grands filards [2] ; et les portant au bord du rocher, ils les précipitèrent l’un après l’autre. On les voyait rouler vite, puis bondir et s’élancer dans le grand trou où ils tombaient d’une seule haleine – et ils arrivaient dans le pâturage où est le chalet. La nuit n’était pas encore là que les hommes redescendirent.
Ils étaient trois, deux jeunes et un vieux, vêtus tous trois d’un pantalon de laine brune et d’une chemise de couleur et chaussés de gros souliers à larges clous ; mais le vieux avait une drôle de figure, ses cheveux blancs et bouclés sortaient de dessous son chapeau de feutre ; il avait le dos rond, il était tout rasé et il parlait seul en hochant la tête.
Il n’y a pas de sentier pour descendre du Vanil, mais des traces seulement, de distance en distance, dans la roche ; il faut connaître les passages, car il est facile de s’égarer et, si on s’égare, on est vite perdu à la vie ; même le bon chemin n’est pas facile, à cause qu’on est en certains endroits presque suspendu aux rochers qui sont souvent lisses et parce qu’il y a des cheminées où il faut se laisser glisser sur le dos ; mais les gens de la montagne ont tellement l’habitude de ces choses qu’ils n’y font plus attention ; c’est leurs jambes et leurs bras qui vont pour eux ; et le vieux, aux mauvaises places, continuait à fumer tranquillement sa pipe. Les deux jeunes étaient devant, on ne les voyait pas, tant cette montagne est ravinée ; mais on entendait crier leurs souliers qui mordaient la roche.
Quand ils furent en bas tous les trois, prenant chacun un des filards sur leurs épaules, ils les portèrent au fenil. C’était un bon poids, heureusement que le fenil n’était pas loin. Ils marchaient tout voûtés sous la grosse boule de foin où les mailles du filet se marquaient en creux et ils fléchissaient les jambes. Puis ils remontèrent prendre les autres filards.
Le soleil était déjà couché lorsqu’ils arrivèrent au chalet. Le maître vacher leur dit :
— Eh ! bien, où en êtes-vous ?
Ils répondirent :
— On a fait quatorze filards.
— Voilà, c’est une bonne journée.
— Oh ! dirent-ils, quand on a le beau ![3]
Comme ils avaient faim, ils bâillèrent l’un après l’autre et ils se tenaient assis sur le banc, penchés en avant et les coudes sur leurs genoux. Le jour n’entrait que par la porte et il faisait sombre. Puis les bergers rentrèrent à leur tour. On se mit à table. Il y avait d’abord de la soupe au lait et au pain que le bovairon [4] avait fait cuire et ensuite du séré [5], du fromage et du pain dur. Mais ils avaient la mâchoire forte ; et ils buvaient de temps en temps une cuillère de petit-lait pour faire descendre le manger.
Une fois qu’ils furent rassasiés, ils s’assirent autour du foyer. Les branches de sapin brûlaient en jetant une grande flamme qui montait et retombait ; parfois il faisait presque nuit et parfois clair comme en plein jour ; et ils parlaient avec lenteur comme s’ils avaient eu des pierres sur la langue et dans la bouche et un poids sur la langue. Ils parlaient d’un petit berger qui s’était tué l’année d’avant dans les rochers en cueillant des edelweiss ; il avait d’abord roulé sur la pente d’herbe, puis, de ressaut en ressaut, jusqu’au grand trou au bas de la montagne, comme les filards.
— Ah ! dit un des faucheurs, j’ai vu l’endroit, ça n’est portant pas mauvais.
— Et moi, dit le maître-vacher, j’ai vu quand on l’a retrouvé, que la justice et le médecin sont montés de Château-d’Œx [6], qu’il est resté en attendant où il était toute la journée ; c’était pas du beau à voir.
Un troisième demanda :
— C’est sur la tête qu’il est tombé !
— Voilà ! répondit le maître-vacher, c’est peut-être sur la tête, c’est peut-être sur le dos. En tous cas, il avait la cervelle qui sortait et on ne savait pas où était le devant de sa tête, parce que les cheveux étaient loin et le nez et la bouche et tout.
— Seulement il est mort du coup.
— Est-ce qu’on sait ?
Ils se turent. À ce moment, le vieux se leva sans rien dire et, prenant la lanterne, grimpa à l’échelle droite qui mène au fenil où on couche, et on vit la clarté entre les poutres du plafond.
— Qu’est-ce qu’il a ? dirent-ils.
— C’est sa maladie, dit un des faucheurs.
Alors ils se turent de nouveau. Et, comme ils montaient dormir eux aussi, le vieux lisait dans sa bible, à côté de la lanterne pendue au mur. Ils ne lui dirent rien et se couchèrent. Ils ronflèrent bientôt, mais le vieux lisait toujours. Il tenait le livre ouvert à deux mains devant lui, ayant mis ses grosses lunettes rondes, et plissait la peau du front ; puis il secouait la tête et parlait bas, disant :
— Va-t’en !

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[1] Différents Vanil forment une chaîne dans les Préalpes fribourgeoises, qui délimite au nord le Pays-d’Enhaut. Dans le patois de la région, vanil signifie « rocher, sommet rocheux, montagne ».

[2] Dans "Adam et Ève", Ramuz propose de ce terme d’usage principalement vaudois la définition suivante : « ces grands filets à larges mailles dont on se sert pour transporter le foin à la montagne » ("Adam et Ève", éd. Zoé, « Petite bibliothèque ramuzienne », 2020, p.***).

[3] C’est-à-dire le beau temps.

[4] Dans les Alpes, aujourd’hui archaïque : « petit berger, ou aussi bouvier et berger de ferme ou d’alpage » (Pierrehumbert).

[5] Synonyme de sérac, attesté dans le canton de Vaud autour de 1860.

[6] Chef-lieu du Pays-d’Enhaut, dans les Préalpes vaudoises.

[C.F. RAMUZ, "L'Homme perdu dans le brouillard et autres nouvelles", 1905-1911, éditions Zoé (Chêne-Bourg), coll. "Zoé Poche", 240 pages, 2021]
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[CHAPITRE PREMIER]

Ils étaient trois dans la barque, et il y avait autour d’eux le grand bleu doux du lac par un beau jour de novembre, quand le soleil a moins d’éclat, mais l’air a retrouvé toute sa limpidité.

Comme c’était une toute petite barque, non les grandes noires qu’on voit, et les Tétu [1] l’avaient louée l’année d’avant déjà avec deux Savoyards pour le transport des pierres, la chambre qui est sous le pont n’avait guère qu’un mètre sur deux et on ne pouvait s’y tenir debout.

Ils allaient de bise, c’est-à-dire, vent arrière [2].

Un des Savoyards tenait la barre, l’autre était descendu dans la petite chambre dont on vient de parler.

Vincent se tenait assis à l’avant.

Juste au-dessous de lui s’entrouvrait l’eau tranchée, qui se renversait à droite et à gauche d’un double mouvement en arrière, comme la terre devant le soc et on aurait dit tout à fait un labourage, si le sillon n’avait pas été si vite détruit. Mais, quand on se retournait, on le voyait, à l’arrière de la barque, n’être déjà plus, s’étant soudain élargi, qu’un simple reflet en plus clair et simple et une sorte de cicatrice sur cette écume d’eau bougeante : rêve d’un sillon plutôt qu’un sillon, «ceux qu’ils font sur le plateau sont plus solides, heureusement pour ceux du plateau ! » [3] pensait Vincent.

Pourtant il était content d’être du lac, même il en était fier. Le lac, et les vignes au-dessus, mais qui sont dépendantes de lui, filles de sa chaleur, voilà où il se trouvait bien, où il était chez lui. Il aimait ces courses en barque. On est sur la vague, on est balancé. Il n’avait qu’à se mettre à l’avant comme il venait de faire: il semble qu’on soit pendu dans le vide. Du bleu en haut du bleu en bas: on ne voit plus où l’un finit, où l’autre commence. Un grand nuage blanc vient, puis un noir ; il y a lutte entre le blanc et le noir. Il y a, à des endroits, comme si on avait vidé des tonneaux d’huile sur l’eau tant elle est lisse et grise et ce gris fait tache dessus. Mais à d’autres, frappée de haut en bas par le soleil, comme d’un coup de lance, tout autour du point touché par le fer jaillissait d’elle comme un autre sang.

Il ne regardait pas la rive qu’on quittait, il regardait celle vers laquelle ils se dirigeaient.

Là sur la rive même sont de grands rochers d’où on tire la pierre avec laquelle dans tout le pays on construit les maisons [4]. Depuis que les hommes sont là, et, après avoir eu des huttes de bois seulement et avoir vécu à l’état sauvage, s’étant civilisés ils ont eu besoin d’abris plus durables, c’est-à-dire depuis des siècles et déjà au temps de Rome, les barques vont à vide et reviennent chargées, montrant au-dessus de leur bordage à ras de l’eau cet empilement des moellons qui font tout autour comme un mur.

L’année dernière ils avaient commencé ces voyages, étant trois frères, mais [c’était] presque toujours Vincent qui traversait. Il fallait, en effet, surveiller là-bas les métrages, on leur avait dit de se méfier, il y a des moyens de vous voler, on laisse des vides dans l’épaisseur, allez-y voir ensuite, ça fait tant de pieds cubes à tant le pied cube [5]. Samuel avait dit : « Je ne veux pas me laisser voler. » Vincent avait dit : « J’irai, si tu veux. »

Construction de la maison, il vaut la peine de se donner du mal. Ces murs sur lesquels plus tard viendra un toit, nous allons les avoir autour de nous jusqu’à la fin de notre vie, nos fils les auront après nous, nos petits-fils, nos arrière-petits-fils: il s’agit qu’ils soient bien construits et en une matière honnête, et l’arrangement surveillé, et la qualité du ciment, la qualité du sable aussi. Vincent avait donc tout de suite dit : « J’irai. » Mais c’est aussi, comme on a vu, qu’il trouvait plaisir à ces voyages, dont il faisait à peu près deux par mois, pendant les cinq mois d’hiver.

_________________________________________

[1] Les Testuz, famille établie dans la région de Lavaux depuis le XVIe siècle, possédaient un important domaine dans le prestigieux vignoble du Dézaley. Une maison de négoce porte encore leur nom. Aimant associer sous l’adjectif têtu des traits aussi bien physio- logiques que psychologiques (par exemple dans Aimé Pache, peintre vaudois: «mais il s’obstine, étant têtu, étant carré du front, et carré des épaules», Romans, 2, OC, XIX, p. 118), Ramuz aura trouvé évocateur ce patronyme à la fois réaliste et symbolique ; il explicite d’ailleurs ce symbole (la constitution d’une grande lignée exige de l’entête- ment) au début du deuxième chapitre.

[2] De part et d’autre du Léman, de bise ou en bise signifie en direction de l’est (Pierrehumbert).

[3] Le plateau du Jorat, voir note 15, p. 185.

[4] Une biffure vient escamoter un toponyme parfaitement identifiable pour le connaisseur de la région lémanique : Meillerie. Les carrières de cette petite ville qui sur la rive savoyarde fait face à Cully, et dont le nom apparaîtra quelques lignes plus loin (p. 175), alimenteront les chantiers de construction vaudois et genevois au XIXe siècle. Peut-être est-ce en pensant aux vestiges romains retrouvés à Cully que, dans la suite du para- graphe, Ramuz fait de ce commerce de pierre une pratique antique; les carrières de Meillerie ne furent toutefois ouvertes qu’à la fin du XVIIIe siècle (et fermées en 1939, suite au développement des constructions en béton). Les «barques à pierre», ou « barques du Léman », appelées encore « barques de Meillerie » (les « grandes barques noires» évoquées au tout début du roman) sont devenues, avec leurs majestueuses voiles latines, emblématiques du paysage lémanique du XIXe siècle. Par de telles références à l’histoire de la région (ajoutons-y celle de Davel, ou celle du vignoble), le récit s’inscrit dans un passé qui n’est pas tant historique que mythique.

[5] Sur son manuscrit, Ramuz corrige « mètre carré » en « pied cube ». En Suisse, le système métrique entre en vigueur suite à une loi fédérale de 1877. Plus loin, l’auteur glose en quelque sorte cette rature («cubant, métrant (il n’y avait pas encore de mètre) », p. 246), et explicite ainsi l’ancrage de son récit dans un passé, le XIXe siècle au moins, qui est aussi révolu pour le narrateur. On relèvera aussi une distance appréciée en lieues, p. 203.

[C.F. RAMUZ, "Construction de la maison" (1914), éditions Zoé (Chêne-Bourg), coll. "Zoé Poche", 336 pages, 2018]
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« Nous n’avons pas eu de 17ème siècle ; car alors nous étions Bernois, c’est-à-dire complètement muets, inexistants. Et c’est précisément pendant ce temps, que la langue « française » prenait sa forme définitive. J’aime votre 17ème siècle, j’aime le français, un certain « français » dont il a définitivement sanctionné l’usage, mais n’y puis voir pourtant (parce que je viens du dehors) qu’un phénomène tout occasionnel, tout contingent (qui aurait pu ne pas se produire), et qui précisément, pour ce qui est de nous et de moi, ne s’est pas produit. Précisément pour ces mêmes raisons, je me refuse de voir dans cette langue « classique » la langue unique, ayant servi, devant servir encore, en tant que langue codifiée une fois pour toutes, à tous ceux qui s’expriment en français.
Car il y a eu, il y a encore des centaines de français ; qui, bien mieux, sont sans cesse en train de se défaire et de se refaire, c’est-à-dire vivent, c’est-à-dire deviennent tandis qu’elle (cette langue « littéraire ») tend de plus en plus à s’immobiliser et à mourir, imposant arbitrairement à ceux qui s’en servent, tout un ensemble de règles.
J’aurais voulu montrer qu’elles étaient l’émanation d’une société qui n’était plus la nôtre, qu’elle a exprimé vraiment une hiérarchie humaine, une hiérarchie naturellement acceptée dans les idées et dans les mœurs. Et admettons encore que ce français dit « classique » soit valable même aujourd’hui pour un certain nombre de Français, il n’en reste pas moins que je ne vois pas très bien comment il serait valable pour moi : il nous faut l’apprendre.
Le pays qui est le mien parle « son » français de plein droit parce que c’est sa langue maternelle, qu’il n’a pas besoin de l’apprendre, qu’il le tire d’une chair vivante. Et mon pays a eu deux langues : une qu’il lui fallait apprendre, l’autre dont il se servait par droit de naissance. Il a longtemps parlé son patois (son patois franco-provençal) ; puis, sous l’influence de l’école, comme beaucoup d’autres provinces, il l’a peu à peu abandonné, mais sans perdre son accent, de sorte qu’il parle avec l’accent vaudois un certain français redevenu très authentiquement vaudois quand même ; plein de tournures, plein de mots à lui, et bien entendu par rapport au français de l’école « plein de fautes ».
Je me rappelle l’inquiétude qui s’était emparée de moi en voyant combien ce fameux « bon français » était incapable de nous exprimer et de m’exprimer, parce qu’il y avait traduction et traduction mal réussie. Je me suis mis à essayer d’écrire comme ils (les paysans, les gens du peuple) parlaient, parce qu’ils parlaient bien, parlant eux-mêmes sans modèles ; à tâcher de les exprimer comme eux-mêmes s’étaient exprimés, de les exprimer par des mots comme ils s’étaient exprimés par des gestes, par des mots qui fussent encore des gestes, leurs gestes.
Cette langue-suite-de-gestes, où la logique cède le pas au rythme même des images, n’est pas très loin de ce que cherche à réaliser avec ses moyens à lui le cinéma. Ces critiques qu’on me fait sont peut-être bien, tout au fond, plus sociales que littéraires ou esthétiques : on fait valoir en somme que j’appartiens à une « classe », que je suis devenu un bourgeois, que je suis devenu un « lettré », que je n’ai pas le droit de me déclasser volontairement. Ce qui suppose qu’un intellectuel est nécessairement supérieur à un non-intellectuel en ce qu’il a appris plus de choses. »

[C.F. RAMUZ, "Lettre à Bernard Grasset", 1941 - publié par la Librairie numérique romande (e-books)]
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Il n'y a plus de solitude là où est la poésie.

La poésie est dans l'extrême précision. On dit « épouser les contours » : c'est trop de pudeur. Il faut faire infraction ; il faut épouser tout court.

[C.F. RAMUZ, "Remarques", 1928 — rééd. aux éditions L'âge d'Homme (Lausanne), coll. "Poche Suisse", 152 pages, 1987 — le second paragraphe est une citation déjà faite par par coco4649]
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["CHANSON"]

Vivre, c’est un peu
comme quand on danse :
on a plaisir à commencer —
un piston, une clarinette —
on a plaisir à s’arrêter —
le trombone est essoufflé —
on a regret d’avoir fini,
la tête tourne et il fait nuit.

[C. F. RAMUZ, "Le Petit Village", Ch. Eggimann éditeur (Genève), 1903 — réédition avec les illustrations de Marfa Indoukaeva et une préface de Jil Silberstein, éditions Héros-Limite (Genève) 104 pages, 2010]
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Cependant, il gardait sa langue ; et plus le reste de son corps allait s’engourdissant, plus il semblait qu’elle devînt alerte pour ces longues histoires qu’on venait écouter : des étrangers, l’été, et même des gens du village, car elles n’ennuyaient jamais, et il en savait de toutes les sortes ; et il fumait sa grosse pipe, n’ayant plus que ces deux plaisirs.

[C.F. RAMUZ, "L'Homme perdu dans le brouillard et autres nouvelles", 1905-1911, éditions Zoé (Chêne-Bourg), coll. "Zoé Poche", 240 pages, 2021]
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Le grand événement de cette fin de juillet fut qu’on avait cambriolé, pendant la nuit, la boutique des époux Menu, dans la Grand-Rue.
De bonne heure, le juge d’instruction était arrivé avec la police et son secrétaire, pour procéder aux constatations. Il avait été facile de se rendre compte que le ou les cambrioleurs devaient connaître parfaitement l’état des lieux, parce qu’ils avaient passé par derrière.
Il y a là plusieurs petites cours qui communiquent, et on arrive ainsi sans peine à une porte de bois plein qui n’était jamais que poussée, et ouvrait elle-même sur une porte vitrée, laquelle donnait accès dans l’arrière-boutique.
Les voleurs étaient exactement renseignés. Ils n’avaient eu qu’à découper au diamant le carreau placé à côté de la poignée et, passant la main par le trou, tourner la clé qui était restée dans la serrure, à l’intérieur.
Il y avait de la négligence, il faut bien le dire, dans le cas des époux Menu, mais la mère Menu disait : « Qui est-ce qui se serait attendu à une chose pareille ? »
Quoi qu’il en soit, une fois qu’ils avaient été dans l’arrière-boutique, les voleurs avaient pu opérer tout à leur aise, ayant sans doute une lampe de poche, ce qui leur avait permis de se glisser sans faire de bruit et sans rien déranger entre les tonneaux, les bidons vides, les sacs superposés, les caisses empilées, jusqu’à la boutique elle-même où une porte volante donnait accès.
C’était une boutique où on vendait de tout, une de ces boutiques de village, où il y a sur des rayons des boîtes de thon et de sardines à côté d’écheveaux de laine dont la couleur se montre par une déchirure du papier ; une de ces boutiques où on peut acheter aussi bien pour deux sous de caramels qu’une paire de pantoufles chaudes, aussi bien du pétrole ou du sucre que des aiguilles ou des boutons.
Dans le bout du comptoir, une caisse enregistreuse toute neuve était posée au-dessus d’un tiroir-caisse de sapin.
Rien n’était plus facile que de le forcer, ce qu’on avait fait.
On n’avait eu qu’à introduire l’extrémité d’un tournevis entre sa partie supérieure et le bâti ; il avait suffi alors d’une simple pesée pour faire sauter la planchette mince qui le fermait sur le devant.
— Et combien y avait-il dedans, savez-vous ?
Le père Menu :
— Au moins six cents francs.
La mère Menu :
— C’était l’argent de la semaine... Ah ! j’y disais bien, à mon mari, qu’il serait peut-être plus prudent de monter chaque soir la recette de la journée ; mais que voulez-vous ? depuis trente ans... Depuis trente-sept, trente-huit ans qu’on est là et il ne nous était jamais rien arrivé. Mon Dieu, dans quels temps vivons-nous ?

[C.F. RAMUZ, "Le Lac aux demoiselles et autres nouvelles", 1943-1947, éditions Zoé (Chêne-Bourg), coll. "Zoé Poche", 246 pages, 2021]
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"JOURNAL", 20 janvier [1944]

J'ai collé tant bien que mal dans ce cahier les quelques notes que j'ai prises pendant que j'étais alité. L'aventure a duré deux mois. Mais, ce qui m'effraie à présent qu'elle paraît finie, tout au moins momentanément, c'est l'impossibilité où je suis de renouer avec ce passé quoique tout récent, de me rattacher à moi-même. J'y faisais allusion plus haut, mais ça n'était alors qu'une impression — aujourd'hui, c'est une constatation. J'ai eu beau relire tout ce que j'avais écrit avant, je n'ai pas réussi à m'y intéresser, encore moins à m'y reconnaître. Je ne suis pas mort, mais c'est mon passé qui est mort. Et tout ce que j'avais entrepris de faire. Inutile d'essayer de l'entreprendre à nouveau. Je parlais d'une rupture : ce n'est pas assez dire, elle est accompagnée d'une séparation. Les deux blocs se sont détachés l'un de l'autre, puis se dont mis à reculer en s'éloignant toujours plus : et à présent je considère du bord d'un abîme et de loin ce qu'il y a quelques semaines je pouvais toucher de la main ; mieux encore[,] ce parmi quoi j'étais. — De sorte qu'il s'agit de mettre de côté quantité de paperasses, désormais inutiles et de recommencer à nouveau frais, recommencer tout[,] me recommencer moi-même — pour combien de temps ?
Et je me demande : « Est-ce la peine ? »
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