Citations de Claude Lévi-Strauss (421)
La règle végétarienne s'inspire du même souci que le régime des castes, à savoir d'empêcher les groupements sociaux et les espèces animales d'empiéter les uns sur les autres, de réserver à chacun une liberté qui lui soit propre grâce au renoncement par les autres à l'exercice d'une liberté antagoniste.
Est-il vrai que toute œuvre d'art consiste dans une intégration de la structure et de l'évènement ?
Ce que les pays « insuffisamment développés » reprochent aux autres dans les assemblées internationales n’est pas de les occidentaliser, mais de ne pas leur donner assez vite les moyens de s’occidentaliser.
En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.
Pendant des dizaines et même des centaines de millénaires, là-bas aussi, il y a eu des hommes qui ont aimé, haï, souffert, inventé, combattu. En vérité, il n'existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n'ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence.
J'ai l'intelligence néolithique. Pareille aux feux de brousse indigènes, elle embrase des sols parfois inexplorés; elle les féconde peut-être pour en tirer hâtivement quelques récoltes, et laisse derrière elle un territoire dévasté.
Certains peuples sans écriture voient dans l'alimentation carnivore une forme à peine atténuée de cannibalisme. La chasse et la pêche apparaissent ainsi comme un genre d'endo-cannibalisme.
Rousseau, [...] en butte à l'accusation ridicule qui lui attribue une glorification de l'état de nature - où l'on peut voir l'erreur de Diderot mais non pas la sienne -, [...] Rousseau, le plus ethnographe des philosophes [...] A lui, nous devons de savoir comment, après avoir anéanti tous les ordres, on peut encore découvrir les principes qui permettent d'en édifier un nouveau.
Jamais Rousseau n'a commis l'erreur de Diderot qui consiste à idéaliser l'homme naturel. Il ne risque pas de mêler l'état de nature et l'état de société ; il sait que ce dernier est inhérent à l'homme, mais il entraîne des maux : la seule question est de savoir si ces maux sont eux-même inhérents à l'état. Derrière les abus et les crimes, on recherchera donc la base inébranlable de la société humaine.
A cette quête, la comparaison ethnographique contribue de deux manières. Elle montre que cette base ne saurait être trouvée dans notre civilisation : de toutes les sociétés observées c'est sans doute celle qui s'en éloigne le plus. D'autre part, en dégageant les caractères communs à la majorité des sociétés humaines, elle aide à constituer un type qu'aucune ne reproduit fidèlement, mais qui précise la direction où l'investigation doit s'orienter. Rousseau pensait que le genre de vie que nous appelons aujourd'hui néolithique en offre l'image expérimentale la plus proche. On peut être ou non d'accord avec lui. Je suis assez porté à croire qu'il avait raison. Au néolithique, l'homme a déjà fait la plupart des inventions qui sont indispensables pour assurer sa sécurité. [...] Avec le néolithique, l'homme s'est mis à l'abri du froid et de la faim ; il a conquis le loisir de penser ; sans doute lutte-t-il mal contre la maladie, mais il n'est pas certain que les progrès de l'hygiène aient fait plus que rejeter sur d'autres mécanismes : grandes famines et guerres d'extermination, la charge de maintenir une mesure démographique à quoi les épidémies contribuaient d'une façon qui n'était pas plus effroyable que les autres.
A cet âge du mythe, l'homme n'était pas plus libre qu'aujourd'hui ; mais sa seule humanité faisait de lui un esclave. Comme son autorité sur la nature restait très réduite, il se trouvait protégé - et dans une certaine mesure affranchi - par le coussin amortisseur de ses rêves. Au fur et à mesure que ceux-ci se transformaient en connaissance, la puissance de l'homme s'est accrue ; mais nous mettant - si l'on peut dire - "en prise directe" sur l'univers, cette puissance dont nous tirons tant d'orgueil, qu'est-elle en vérité sinon la conscience subjective d'une soudure progressive de l'humanité à l'univers physique dont les grands déterminismes agissent désormais, non plus en étrangers redoutables mais, par l'intermédiaire de la pensée elle-même, nous colonisant au profit d'un monde silencieux dont nous sommes devenus les agents ?
L'identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu'il ait jamais d'existence réelle.
Le monde a commencé sans l'Homme, il finira sans lui.
Quand on cherche à caractériser les races biologiques par des propriétés psychologiques particulières, on s'écarte autant de la vérité scientifique en les définissant de façon positive que négative.
La mendicité générale trouble plus profondément encore [l'européen qui vit dans l'Amérique tropicale] . On n'ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une faiblesse, une prise donnée à l'imploration de quelqu'un.
si l'on veut comprendre l'homme, on peut, à la manière du philosophe, se replier sur soi-même, et essayer d'approfondir les données de la conscience, on peut aussi essayer de regarder ce qui, dans les manifestations de la vie humaine, est le plus proche de nous, comme l'historien. Enfin on peut, comme l'ethnologue, chercher à élargir la connaissance de l'homme, pour y inclure jusqu'aux sociétés les plus lointaines et qui nous paraissent les plus humbles et les plus misérables, de manière à ce que rien d'humain ne nous reste étranger.
Ces paysans loqueteux, perdus au fond de leur marécage, offraient un spectacle bien misérable; mais leur déchéance même n'en rendait que plus saisissante la ténacité avec laquelle ils avaient préservé certains traits du passé.
... la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l'échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité.
Les couples s'étreignent comme dans la nostalgie d'une unité perdue; les caresses ne s'interrompent pas au passage de l'étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l'expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine.
J'avais appris de mes trois maîtresses […] que pour atteindre le réel il faut d'abord répudier le vécu, quitte à le réintégrer par la suite dans une synthèse objective, dépouillées de toute sentimentalité.[…] Entre le marxisme et la psychanalyse qui sont des sciences humaines à perspective sociale pour l'une, individuelle pour l'autre, et la géologie, science physique -mais aussi mère et nourrice de l'histoire, à la fois par sa méthode et par son objet- l'ethnographie s'établit spontanément dans son royaume (P63).
Campeurs, campez au Parana. Ou plutôt non : abstenez-vous. Réservez aux derniers sites d'Europe vos papiers gras, vos flacons indestructibles et vos boîtes de conserve éventrées. Etalez-y la rouille de vos tentes. Mais, au-delà de la frange pionnière et jusqu'à l'expiration du délai si court qui nous sépare de leur saccage définitif, respectez les torrents fouettés d'une jeune écume, qui dévalent en bondissant les gradins creusés aux flancs violets des basaltes. Ne foulez pas les mousses volcaniques à l'acide fraîcheur ; puissent hésiter vos pas au seuil des prairies inhabitées et de la grande forêt humide de conifères, crevant l'enchevêtrement des lianes et des fougères pour élever dans le ciel des formes inverses de celles de nos sapins ...
Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n'a certes pas réussi à les produire sans contrepartie. Comme son oeuvre la plus fameuse, pile où s'élaborent des architectures d'une complexité inconnue, l'ordre et l'harmonie de l'Occident exigent l'élimination d'une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd'hui infectée. Ce que d'abord vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité.
L'ensemble des coutumes d'un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n'existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines comme les individus - dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires - ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu'il serait possible de reconstituer. En faisant l'inventaire de toutes les coutumes observées, de toutes celles imaginées dans les mythes, celles aussi évoquées dans les jeux des enfants et des adultes, les rêves des individus sains ou malades et les conduites psychopathologiques, on parviendrait à dresser une sorte de tableau périodique comme celui des éléments chimiques, où toutes les coutumes réelles ou simplement possibles apparaîtraient groupées en familles, et où nous n'aurions plus qu'à reconnaître celles que les sociétés ont effectivement adoptées.