Citations de Frédéric Schiffter (148)
Qu’on aime une personne pour les qualités imaginaires qu’on lui prête ou qu’on crédite les phénomènes de l’univers d’obéir à un ordre providentiel ou nécessaire au sein duquel s’inscrirait l’existence humaine, on prend chaque fois son désir pour la réalité
Je sais par expérience qu'en se frottant à la force du brio, mon esprit pourtant peu souple, se muscle et se lustre.
Mais je sais aussi combien l'aubaine est rarissime de rencontrer un homme ou une femme cheez qui la lecture et la méditation nourrissent et façonnent la parole.
[…] on n’aime jamais personne mais seulement un style, le style grâce auquel un individu, s’il en a le goût ou le talent, façonne ses qualités – ses apparences.
J'ai toujours trouvé discutable l'affirmation d'Aristote selon laquelle "tous les hommes ont, par nature, le désir de savoir". Prétendre que tous les hommes ressentent l'ignorance comme un manque auquel il leur faut mettre un terme, et cela, parce qu'elle provoquerait en eux une gêne ou une douleur, ne correspond à aucune réalité, car tout montre au contraire, que l'ignorance peut les combler.
A mesure que je tentais d'y voir un peu clair dans ma confusion médicamenteuse, ce n'était pas tant la vanité de mon métier qui me devenait évidente - vanité au sens où, dévalorisée par le lycée, la philosophie ne valait plus la peine d'être enseignée - que l'absurdité à vouloir enseigner un savoir, dès lors qu'il ne répondait chez les élèves eux-mêmes à aucun désir authentique d'y goûter.
En attendant, les romans, contes et nouvelles de Maupassant - dont le métier n'était pas d'être critique mais fonctionnaire et qui, par là, écrivait bien plus qu'il ne lisait - ont été propulsés plus loin dans la postérité que ceux de Léon Daudet.
[L’ennui]… ressemble à un ulcère de l’humeur…
Les trois principes de l’immobilier : 1) les riches s’étalent, 2) les pauvres s’entassent, 3) les classes moyennes s’empilent. (p. 39)
Difficile de vêtir avec élégance un ego qui boudine. (p. 39)
Le langage abuse et envoûte. À l’écoute du lamento des désirs inassouvis qui s’élève de la multitude, le démagogue trouve les mots et le ton pour en harmoniser la cacophonie ; puis, évoquant avec des accents aussi réfléchis que prophétiques la possibilité d’une vie autre, meilleure, juste, il gagne la confiance des égarés, des mécontents, des contrefaits. Virtuose du verbe, il traduit le charabia de leurs passions les plus mesquines en pétitions de nobles principes, en projets désintéressés de bonheur collectif.
Chaque soir, quand mon fils dort, je m'attarde au spectacle de cette vie si fragile et, en l'embrassant, je me dis que c'est peut-être la dernière fois.
« Les gens n’aiment pas la beauté parce qu’elle ne s’adapte pas à leur vilaine petite âme. » Claude Debussy
Au malaise de me sentir si physiquement ténu, s'ajoute la détestable vision de mes contemporains qui me jettent au visage leur épanouissement.
La notion de monde suppose le rejet du hasard. La notion d'humanité implique le refus de voir les humains tels qu'ils sont, non pas mauvais, mais incurablement en proie à leurs pulsions déréglées de plaisir et de mort, et, donc, affligés des pires dispositions pour constituer une société.
Quand Bergson prétend, par exemple, que nous ne percevons la durée qu'au moyen de l'intuition, je ne peux m'empêcher d'entendre là une allusion à une sorte de sixième sens au statut heuristique plutôt trouble, mi-métaphysique, mi-paranormal. Le terme de sensation me suffit. Une minute en compagnie d'un fâcheux, une journée sans sieste ou une séance chez le dentiste valent pour moi, comme expériences aiguës de la durée, la meilleure de intuitions.
Mais je tiendrais aussi pour moi que le refus de lire de la part du lycéen moyen ne serait pas revendiqué avec une telle impudence, si ses parents, sous prétexte d'être accaparés par le négoce, ne lui donnaient pas l'exemple de leur complète négligence littéraire - négligence montrant à l'évidence deux choses : l'une que le negotium vise en premier lieu la négation de la lecture comme loisir suprême, sens même du verbe neg-ligere ; et l'autre, pour continuer à étaler mon maigre latin, que, de ne pas parler à son enfant avec le souci des mots, celui-ci restera en effet un infans, soit un humanoïde englué dans son babil juvénile et condamné à ne pas pouvoir lire au-dedans du monde.
Le beauf, bien sûr, n’est qu’un imbécile bon à botter le cul. Plus philosophiquement mais sans qu’il fût plus indulgent, Pascal dirait qu’on a affaire à un esprit boiteux qui tord le sens des mots et, par là, bavasse à tort et à travers en toute bonne conscience. (p. 61)
Dans les premières années de notre vie, nos affects nouent avec nos expériences et nos souvenirs la trame serrée et indéchirable de notre psychisme. Nos parents s’appliquent à imprimer en nous leurs propres obsessions et regrets afin que nous leur ressemblions davantage sur le plan névrotique que génétique. Freud a raison sur l’essentiel. La personnalité d’un humain se tisse dès l’enfance, sitôt qu’il recueille une hérédité affective. Nos parents ne nous éduquent pas. Ils nous contaminent.
Un jour, un Basque militant me traita sèchement de Français. J’eus plaisir à révéler à ce type fâché avec l’ironie que j’étais burkinabé. Je lui dis que les Basques n’étaient qu’une peuplade comme les Zoulous, les Corses ou les juifs, tandis que les Burkinabés formaient un vrai peuple, un peuple appelé à un destin historique mondial, à dominer toutes les nations. Je lui prophétisai que le genre humain serait burkinabè, et que, dans un futur proche, la Terre s’appellerait la Planète des hommes intègres.
Mon pessimisme n'a jamais été une conception philosophique consistant à affirmer que le monde est régi par le Mal plutôt que le Bien, ni même un trait de caractère qui me ferait voir tout en noir, mais l'idée très claire et, au fond, banale, que vivre c'est souffrir au sein d'un univers qui n'est pas un cosmos mais un chaos.