Gordon Ferris

Leur métier consistait à interpréter la loi. Il n’avait rien à voir avec la justice, un terme auquel seuls croyaient les profanes, comme les enfants à la petite souris.

Dehors, un groupe de filles en robes sales et aux pieds nus jouaient à la marelle. Elles avaient tracé la grille sur les dalles fendues et utilisaient une vieille boîte de cirage comme palet. J’observai un moment leurs jeunes membres agiles faire à cloche-pied le tour des cases. Une image de la normalité sur laquelle s’appuyer. C’était ce pourquoi nous avions combattu, non ? Mais personne ne nous avait prévenus du prix à payer. Les maux de tête de trois jours, passés à vomir jusqu’à ce que le corps devienne comme de la gelée. Les flash-back : la partie avant des barges de débarquement s’abaissant brusquement dans l’eau; les projectiles de gros calibres ricochant autour du cercueil en fer, fauchant vos camarades avant même qu’ils aient pu tirer un coup de feu. Les balles s’enfonçant dans la chair. De vrais durs sanglotant de peur sous un tir de barrage ininterrompu pendant deux jours et deux nuits.

La tourte se révéla meilleure que prévu. Peut-être à cause de la sauce, peut-être à cause de la nostalgie.

Des rides sur l’eau. On jette une pierre dans un étang, on regarde ce qui se passe. Il ne faut pas grand-chose pour rompre la fine chaîne d’ancre de la vie de certaines personnes, pour faire chavirer leur barque et les précipiter dans l’eau sombre.

C’était toujours un choc pour un gamin habitué à l’austérité des murs nus et du plâtre d’un temple presbytérien que de se retrouver face aux icônes sanglantes et à la lumière chatoyante des cierges. L’endroit m’apparaissait comme une grotte magique, même si les représentations de tourments sanguinaires des vitraux étaient très éloignées du Pays Imaginaire de Peter Pan. Pourquoi les souffrances sont-elles aussi attirantes pour les âmes pieuses ? Nous frissonnons au récit des offrandes sanglantes faites par les prêtres aztèques mais au cœur de toutes les sectes chrétiennes se trouve l’idée même que Dieu a exigé de Son Fils qu’il se sacrifie. Le plus douloureusement possible. Je me souviens que pendant l’instruction religieuse chez les scouts protestants, j’avais reçu une baffe pour avoir mis en doute un passage des Saintes Écritures. Comment était-ce, déjà ? Car Dieu aimait tant le monde qu’Il lui a donné Son fils unique, et que tous ceux qui croient en Lui ne périront pas mais connaîtront la vie éternelle. Il avait ensuite fait en sorte que ce fils se vide de son sang sur une croix pour le plus grand plaisir de la foule. Le pasteur m’avait gratifié d’une claque et de la promesse que je comprendrais lorsque je serais plus grand. J’avais peut-être encore besoin de temps. Je descendis nerveusement l’allée centrale sans savoir si je devais appeler ou chanter alléluia. L’église semblait déserte, mis à part ses esprits tape-à-l’œil. Je m’approchai de l’autel et me sentis coupable (ce qui montre bien que toutes ces scènes sanguinolentes marchent) tandis que Jésus me blâmait en silence de ne pas avoir fait la génuflexion ni allumé un cierge.

Noël vint et passa, l’hiver planta ses dents dans mes os meurtris. Penché au-dessus de briquettes de charbon tièdes, enveloppé dans un dessus-de-lit, je fixais l’obscurité en y cherchant mon avenir et ne voyait que mon passé.

Il y a chez tous les hommes d’Église une assurance tranquille, une certitude qui me donne envie de les secouer. Simple jalousie, je suppose.

_ Je connais une bande de types en uniforme qui prétendent aussi n'avoir fait qu'obéir aux ordres. Les juges de Nuremberg ne semblent pas convaincus par cette ligne de défense. ( p 250 )

Une fois que nous avons pris un tournant, que nous avons fait un choix, il est impossible de revenir à un temps, à un lieu ou à une personne. Chacun prend un sentier différent et change en chemin. La distance donne de l'objectivité, mais elle déforme la perception. Et puis c'est fini. Impossible de retourner en arrière . ( p 198 - éditeur Presses de la Cité )

De toute l'équipe, elle et vous étiez les seuls diplômés de la fac. Elle ne croit pas à votre culpabilité.Personne n'y croit au bureau.
- Drôle d'acte de foi. Les études supérieures ne mènent pas à une moralité supérieure. C'est souvent l'inverse. ( p 251 )

La Scottish Linen Bank se dressait vers le milieu de la rue, et tout, dans son imposante façade de de grès rouge, exprimait la droiture et la dignité. Votre argent est en sécurité chez nous, et on vous en rendra peut-être une partie si vous demandez poliment et si vous rampez un peu. ( p 204 )

J'aimais rester parfois assis seul au pub, un verre de bière à la main, un livre ou un journal dans l'autre, mes cigarettes posées sur la table. Prendre un peu de temps pour moi, mais entouré de gens. Un asocial social. Désireux de faire partie d'un groupe tout en n'y étant pas attaché. ( p 20 )

Il y a dans la vie des moments charnière, dont on ne se rend généralement pas compte. Un petit changement provoque une altération plus importante, qui à son tour déclenche une secousse sismique. Le Grand Aiguilleur abaisse un levier et réoriente les rails. Vous vous retrouvez soudain sur une voie complètement différente, à rouler de plus en plus vite vers une destination inconnue. ( p 140 )

C'est drôle de voir comment les certitudes morales peuvent mener à l'intolérance.
- Puis à la dictature.
- A Hitler.
- Au pape.
Nous éclatâmes de rire ... ( p 90 )

La cupidité des ravisseurs est sans limites. Quelle que soit la somme que vous leur donnerez, ils en réclameront toujours plus.

Comme d’habitude, j’étais désemparé devant une femme en pleurs. Devais-je m’avancer et lui tapoter l’épaule en chuchotant allons, allons ? Lui resservir une dose ? Lui prêter mon mouchoir ? Lui dire de se reprendre ? Mais son désespoir passa vite. Elle se redressa, inspira plusieurs fois. Puis elle se leva et sortit. Elle revint quelques minutes plus tard. Ses joues étaient rouges, mais les larmes avaient disparu. Elle s’était débarbouillée et séché le visage. Elle s’approcha du plateau à boissons et remplit son verre.

Le récit d’un kidnapping serait sûrement plus intéressant à écrire – et à lire – qu’un papier sur la finance internationale ou le bourrage des urnes à Budapest.

Quoi qu’il advienne, cette femme surmonterait l’épreuve. Peut-être verserait-elle d’autres larmes, mais elle finirait par s’en remettre. Cela faisait partie des qualités qui rachetaient à mes yeux les classes supérieures.

Lady Gibson, maquillée et parfumée de frais, devait diriger les opérations en cuisine à distance pour éviter de salir ses mains douces ou d’abîmer ses ongles parfaits. Une domestique souriante leur apportait des saladiers pleins de légumes fumants et des plats de viandes délicatement tranchées.

On a vu beaucoup de cas de ce genre après la dernière guerre. Certains ne s’en sont jamais remis. Il n’y a pas de honte à avoir. C’est un peu comme une blessure à la jambe qui laisse des séquelles.