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Citations de Gwenaëlle Aubry (145)


Nous avons inventé l'algèbre et l'astronomie, découvert le poids du soleil et le secret des étoiles, enfant quand on me disait ça je ne comprenais pas pourquoi, alors, la misère et les camps, mais ici je m'en souvient, je le sais jusqu'au sang. Les prisonniers, ce sont les autres, en bas, qui face à leur mur pleurent la perte et la destruction, enfermés dans le temps, dans un passé perdu et une attente infinie, mais nous, nous avons l'espace, sept ciels et des lointains, les nombres qui ordonnent les sphères et dressent entre nos mosquées des vides parfaits, les coups d'aile et de pied qui sont de grands élans, Dieu a établi pour nous la terre comme un tapis afin que nous suivions des voies sans limites.
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Ils ont commencé par me prendre ma bague d'ambre : un rayon de miel, une parcelle de soleil, sertie dans des entrelacs d'argent. Il l'avait choisie pour moi, souvent il la léchait avant de passer sa langue entre mes doigts. Pas le droit de garder ça. Une alliance, c'est différent, on a le droit de se souvenir de l'amour légal, de porter la preuve d'un bonheur sanctionné par l’Église et l’État. Le reste n'existe pas.
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Cette terre où nous vivons, et que nous voulons croire immémoriale, est comme une couche d'argile, meuble et fragile, où se mêlent les vestiges de deux catastrophes : la nôtre est innommable, mais est-ce une raison pour nommer la leur du nom de notre victoire ? telle est l'histoire dont nous héritons, la tragédie qui nous poursuit : on a réparé un crime absolu par une terrible injustice.
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C'est comme cela qu'il faut faire avec la poésie, me disait-il, l'apprendre par coeur mieux que le Coran, que les mots battent en toi comme ton pouls, ...cette terre là Personne ne te la prendra.
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Il n'a pu taire ses convictions personnelles, puisqu'il est impossible "aux écrivains de cacher leur Moi derrière la plume".
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Il y a certainement eu en elle des choses qui m'ont totalement échappé.... car je ne les cherchais pas.
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Peut-être a-t-il pensé, ce jour-là, que je l’aimerais mieux mort que vivant. Il nous a accompagnées jusqu’à la porte du cimetière dans la lumière nuageuse et plombée. A aucun moment je n’ai compris que c’était nous qui étions en train de l’accompagner.
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On raconte, je ne sais plus où, cette histoire du Golem qui, parce que chaque matin il oubliait où était ses vêtements, décide un soir de noter leur emplacement. Au réveil, il parvient enfin à remettre la main sur chacun, passe pantalon, veste et chapeau, mais soudain il s’aperçoit qu’il lui manque encore quelque chose : moi-même, se demande-t-il soudain, où me suis-je laissé, où suis-je donc ? Voilà, je crois, ce que faisait mon père chaque matin : il attrapait cigarette, stylo et cahier, et il se demandait où il s’était laissé. Il tendait la main, saisissait des défroques, des costumes rapiécés, des manteaux d’Arlequin. Sur la page blanche surgissaient les masques de sa scène intérieure, un peuple nombreux, bariolé, titubant, le Fils prodigue et l’Amoureux éconduit, le Clown et le Pirate, le Flic et le Truand, le Moine et le Débauché, le Bourgeois et le Clochard, le Sage et le Fou. Mais lui dans tout cela, il n’y était pas. Parfois aussi il tentait un portrait, il énumérait ses qualités, nom prénom date de naissance signes particuliers, puis il s’arrêtait net, comme s’il n’y croyait pas : lui-même, où s’était-il laissé, où était-il donc ?
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J'ai porté pour différer sa mort, ce portrait en vingt-six angles et au moi échappé, mon père n'était pas comme les autres, il était les autres, il ne voulait pas s'en faire aimer, tous l'habitaient simultanément....
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Elle s’appelle Saint Phalle, et à l’âge de onze ans elle a été violée par son père. On pourrait commencer par là, tout reprendre à zéro. Elle est née le 29 octobre 1930, Catherine Marie‐Agnès Fal de Saint Phalle, et un jour de l’été 1942, son père, André Marie Fal de Saint Phalle, a « mis son sexe dans [sa] bouche ». C’est ainsi qu’elle le raconte dans Mon secret, l’un des trois courts récits qui composent son autobiographie, et qui prend la forme d’une lettre adressée à sa fille, Laura : « Chère Laura, l’été des serpents fut celui où mon père, ce banquier, cet aristocrate, avait mis son sexe dans ma bouche. » Elle dit tout et sans détour, cash, mais ces phrases nues tracées de sa main, et que le livre reproduit à l’identique, avec leurs américanismes, leur syntaxe et leur orthographe anarchiques, sont habillées par le dessin. Les mots lourds, les mots écrasants, « Peur », « Mort » ou « Viol », « Père », « Dieu » ou « Daddy », elle les enlumine, tel un moine médiéval, les orne de hachures, de traits sinueux et d’étranges pétales, elle en comble les vides, elle les fait serpenter. Elle signe « Niki », le prénom vif et clair que sa mère a substitué à celui, sage et blanc, d’Agnès, lequel fut choisi par son père en souvenir de l’une de ses maîtresses.
Elle s’appelle Niki de Saint Phalle, ces syllabes qu’elle fait claquer portent la victoire, le saccage et le sacre, sa vie entière elle jouera les cartes distribuées par ce nom, elle traquera la main triomphale.
Le saccage, c’est sous ce signe qu’elle a débuté, le saccage et la profanation. Avant les sculptures monumentales et les Nanas, elle a piégé dans des tableaux un arsenal de tueuse et de ménagère, poêle à frire et lame de rasoir, débris de vaisselle et pistolet, parfois aussi des jouets en plastique ou une dame de pique ; moulée dans une combinaison blanche, elle a, en pleine guerre d’Algérie, tiré à la carabine sur d’autres assemblages recouverts d’une couche de plâtre, fait exploser au .22 long rifle les poches de couleur enfouies sous cette surface immaculée. Elle a entendu le mot d’ordre dada : « Que chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir. Balayer, nettoyer. » Sur des autels, autour d’un nu antique, elle a cloué des crucifix, une chouette taxidermisée, des nonnes en cornette, des moines en prière, puis, toujours à la carabine, les a ensanglantés de peinture noire ; elle a accouplé Kennedy et Khrouchtchev en un monstre phallique et bicéphale ceinturé de soldats de plomb, elle a sculpté des mariées blêmes et des parturientes au ventre de charognes, grouillantes de baigneurs démembrés ; les Nanas sont venues, leur plénitude aveugle, sphérique et bariolée (et à leur tête la Hon, « la plus grande putain du monde », construite, puis méticuleusement détruite, de concert avec Tinguely), mais aussi le ballet, le théâtre et les films – parmi lesquels Daddy, le très violent et sacrilège, le très dada Daddy – et, en fin de cortège, les Skinnies vagabonds et filiformes, modelés de vide et d’air. On peut être un grand artiste et peindre toujours le même tableau, écrire le même livre, faire varier à l’infini une même forme : elle n’a cessé de rebattre et de réinventer les cartes. Glissant dans les salles des musées, les rétrospectives, on est pris dans cette frénésie de métamorphose: « Liberté, écrit Tzara, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences : LA VIE. »
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« Moi, je m’appelle Niki de Saint Phalle, et je fais des sculptures monumentales. »
Elle est assise au fond d’une demi‐sphère orange, un fauteuil‐œuf qui engloutit son buste sanglé dans une veste blanche de karatéka, d’un coup elle se redresse, croise les bras, pose son menton sur sa main, darde un regard bleu très fardé, elle dit ça. Elle dit « moi je », elle fait claquer les syllabes, elle prononce le p de « sculpture », elle fait rimer « Saint Phalle » avec « monumental ». Elle est insolente, moqueuse et bien campée, elle a l’air de s’amuser follement, elle ne s’en laisse pas conter, avec ses airs de Madone pop elle pourrait bien rugir comme le lion de la Metro‐Goldwyn‐Mayer. Puis elle se renverse en arrière, fait pivoter le fauteuil : elle disparaît.
C’était en 1966, la bande‐annonce d’un ballet de Roland Petit, Éloge de la folie. Avec Jean Tinguely et Martial Raysse elle en a conçu les décors, et même un peu plus : elle a semé la scène de sculptures colossales, de géantes sans visage, gravides et colorées. Les danseurs s’en saisissent, délicats et ternes dans leur justaucorps noir, leurs collants gris, ils épousent leurs formes pleines, leur insufflent mouvement et vie, ils les portent en triomphe.
Quelques décennies plus tard, c’est cette trace monumentale que l’on retient de Niki de Saint Phalle : les Nanas. Les enfants les dessinent à l’école, dans les expositions, les musées où on les traîne ils les regardent complices, courent se lover, comme les danseurs de Roland Petit, contre leur ventre, leurs cuisses, leurs seins démesurés. On ne va pas s’en plaindre, peu d’artistes ont, autant que Saint Phalle, annulé la distance avec l’enfance, tant d’autres ne sont connus que par une œuvre unique. Être à ce point identifiée aux Nanas, dit‐elle dans un entretien accordé en 1991, onze ans avant sa mort, ça l’a parfois un peu agacée, mais ça n’est pas grave. Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle disparaît dans ce monument‐là, qu’elle y est engloutie, comme la karatéka de 1966 dans sa sphère orange.
On l’identifie aux Nanas et on l’appelle Niki – sans trop savoir que Niki vient du grec nikē, qui signifie « victoire », et dont la ville de Nice tire elle aussi son nom : Nice où, très jeune, bien avant la vidéo karatéka, la rencontre avec Tinguely, l’Éloge de la folie, « Niki » a vécu, tenté de se tuer, été internée, subi des électrochocs, commencé à peindre. « Nanas », « Niki » – babil enfantin, diminutif affectueux, quoique un brin agaçant : appelle‐t‐on Picasso « Pablo », Gaudí « Antoni » ? Mais Saint Phalle est une femme, alors on s’autorise à la désigner par son prénom, comme on le fait pour les mannequins, les actrices, les autrices. À quoi s’ajoute qu’elle est belle, d’une beauté canonique et irréfutable, ça saute aux yeux, autant le dire d’emblée. Avant Nice, avant les électrochocs et les premières gouaches, quand elle n’était encore qu’une jeune patricienne promise à un avenir américain, luxueux, et mortifère, elle a d’ailleurs été mannequin. Elle a appris à jouer de sa beauté, à prendre la pose, elle sait donner du regard.
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Ensuite tout est allé très vite, tout s’est enchaîné, sitôt passé mon bagrout, j’ai annoncé à ma mère que j’allais devenir danseuse et ne ferais pas mon service militaire, tu sais tout ça déjà, non ? victime d’un attentat kamikaze et refuznik, la presse en a fait des gros titres, je ne veux plus en parler. Pendant toute cette période, Walt m’a accompagnée. Il connaissait mon histoire, et sans doute depuis le premier cours, mais il n’y a jamais fait allusion. Quand je lui ai annoncé que j’allais quitter le classique pour le contemporain, il m’a juste dit Avec ce que tu as vécu, tu peux tout danser. C’est aussi qu’il m’avait tout appris, la grammaire élémentaire à partir de laquelle mon corps pouvait tout raconter. J’avais emmagasiné moins d’heures de studio, de technique et de barre que les autres, mais j’avais quelque chose en plus, ou en moins, peut-être. Je dis « j’avais » parce que, depuis Berlin, depuis Jan, je ne sais plus. Peut-être ai-je aussi perdu ça, peut-être ai-je aussi perdu la perte. Mais ces années-là, ô ces années-là, tout allait par glissades et par sauts : le monde une scène, un plateau où j’évoluais d’instinct, sans doutes ni entraves. J’ai été prise à Tel-Aviv dès la première audition. J’ai changé de nom : Zygalski, c’est le nom d’un cousin de ma mère, un cryptologue polonais, une légende familiale, les feuilles de Zygalski, tu vois ce que c’est? – non, bien sûr, on l’a oublié, on ne se souvient que de Turing, et encore, mais c’est lui, Henryk, l’inventeur de ces feuilles perforées qui ont permis, au début de la guerre, avant que les nazis ne changent de clef, le décryptage d’Enigma. Je me suis fait couper les cheveux très court. Et tatouer dans la nuque une étoile à cinq branches. Quand je suis allée dire au revoir à Walt, il a juste souri : il a compris que ce signe chiffrait ma gratitude infinie. Les autres me disaient, et ma mère la première, pas vraiment sur le ton de la plaisanterie, Tu ne crois pas qu’il manque une branche? Il manque une branche, oui, un pôle, un rameau, une lettre à jamais absente, une fille de dix-sept ans engloutie par une arche d’ombre. Mais c’est ce manque, c’est avec ce manque, que j’ai toujours dansé, varié sans trêve d’invisibles pas de deux.
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À la fin, je n’en pouvais plus de les savoir à la porte, elles étaient là tout près qui frappaient, insistaient, les coups ricochaient dans mon crâne, de plus en plus nombreux, de plus en plus rythmés, silences, boucles et phrasés, tambours dans la nuit de janvier,
des heures que ça durait, depuis tôt le matin, presque rien au début, une branche qui craque, des froissements de feuilles, un souffle animal, puis, dans l’aube glacée, les contours d’un corps, de plus en plus francs, bientôt multipliés,
qui des quatre est arrivée la première, je l’ignore, et pourquoi ici, pourquoi chez moi, plus encore, savaient-elles les brèches, les interstices, les portes mal fermées, savaient-elles, pour avoir traversé de multiples frontières, qu’il n’y avait ici ni coyote ni cerbère,
une à une leurs voix se sont élevées dans la lumière brève, elles parlaient des langues-Babel, je saisissais parfois un mot, de l’anglais, les autres je ne les reconnaissais pas, mais qui donc leur a dit, et pourquoi ici, cette maison perdue au bord d’une rivière, sous de vieux arbres nus,
ont-elles lu son nom sur le portail bleu envahi de glycine, et qu’ont-elles compris à ce nom qui m’a précédée, que je n’ai pas choisi, Folie, du latin folia, feuille, m’avait expliqué le gardien en me montrant les chênes et les noyers, les pom- miers et les cerisiers, le grand hêtre et le bouleau aujourd’hui dénudés,
on entre dans un mort comme dans un moulin et chez certains vivants aussi,
elles étaient là, sur le seuil, qui campaient, attendaient, elles cherchaient un asile, un bout de terre où se reposer, cicatriser, une chambre calme et claire, une île sous un ciel vide,
elles n’avaient connu ni guerres ni misère, ni murs ni barbelés, elles n’avaient rien perdu, rien d’autre qu’un peu d’elles-mêmes,
elles avaient pris de nombreuses routes, traversé différentes frontières, mais toutes avaient suivi la même ligne errante, trébuchante, le même vent sorcier,
à la fin, je n’en pouvais plus de les savoir si près, campant devant ma porte, cognant dans mon crâne, j’ai ouvert la fenêtre de mon bureau, et je les ai vues, denses et nettes sous la lune pleine, en demi-cercle devant le buis, troupe fastueuse et hirsute, avec leurs guitares et leurs tatouages, leurs bijoux et leurs plaies, leur sourire désarmé, leurs lèvres pâles et leurs yeux trop fardés, leurs ballerines et leurs bottes de motarde, leur désordre radieux,
une à une elles ont prononcé leur nom, leur voix sonnait haut et fort, répercutée par le gel :
Emy Manifold
Irini Sentoni
Sarah Zygalski
Ariane Sile

Ariane, Sarah, ça fait un bail, heureuse de vous retrouver, Emy, Irini, de vous rencontrer, salut à vous, passe-murailles, la route a été longue, je le sais, mais vous serez bien ici, vous allez pouvoir souffler, à l’abri dans ma maison des feuilles, planquées dans ma Folie, bienvenue à vous, runaway girls, attendez-moi, ne bougez pas, j’arrive,
je vous ouvre.
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Parfois je ne comprends pas, à dix-sept ans je suis trop jeune pour les souvenirs – quant à l’avenir, des routes, me disais-je dans le taxi, je veux des routes, des routes blanches et vides, des ponts suspendus et des montagnes écartelées, des océans et des déserts, et marcher, marcher jusqu’à avoir les pieds en sang et le ventre soufflé. Mais ils prennent soin de nous, les autres, ils ont pensé à tout : ces parcelles d’espaces, ces miettes de terre qu’ils nous ont laissées, le temps qu’il faut pour les traverser les étire comme une peau élastique. Si l’on pouvait convertir les heures en terre, alors nous serions riches d’un pays infini. Père n’était pas rentré, nous savions que le check-point était ouvert. Ils sont bien réels, ici, les barbelés et dans les guérites les soldats sont là, et les pupilles rouges des caméras. Le taxi nous a souhaité bonne chance, nous avons rejoint la file. Toute petite j’ai appris ça, attendre, attendre des heures en plein soleil sans bouger, sans ciller sous le regard des soldats (je préfère ceux qui ont des lunettes noires, on ne voit pas leurs yeux glisser sous nos manteaux), sans crier quand au du bout de leurs armes ils crèvent les fruits que les vieilles vont vendre au marché, quand ils jettent à terre les papiers d’une femme enceinte et l’obligent à se baisser pour les ramasser, quand ils ordonnent aux garçons de dénuder leur ventre dur, quand ils tordent leurs bras et les emmènent plus loin, dans l’angle mort d’un mur – suspecte, je le suis, je le sais, nous sommes nés menace, nous sommes le danger. Certains prient ou chantent en silence, on voit leurs lèvres remuer. Moi, je sais autre chose, depuis l’enfance je me suis entraînée : je fixe le pouce de ma main droite jusqu’à ce qu’il me devienne étranger, aussi indifférent qu’un ver, et je laisse là mon corps, ma tunique de peau, je pars toute seule, je m’en vais, je cours, je vole, je vagabonde, je suis l’éclair et la lumière ils n’ont pas encore appris à barbeler nos âmes. Mais hier, tout s’est bien passé. La soldate ne nous a pas fouillées (son corps se dessinait nettement sous son uniforme ajusté, ses cheveux blonds noués en queue de cheval caressaient le canon de son M-4 et son teint clair rougissait au soleil – les filles ne poussent pas comme ça ici, notre terre nourrit des filles-racines brunes, noueuses et flexibles, elle est née d’un autre sol, cela se voit, gorgé de brume et de pluie, pourtant, un instant, je me suis logée là, à sa place, dans ce corps si visible et cuirassé) alors quand elle a demandé où nous allions très vite sans réfléchir j’ai répondu
– al-Quds
– Yeroushalaim
elle a repris machinalement mais elle m’a regardée en fronçant les sourcils. Ma mère ne m’a pas laissé le temps de prononcer le nom d’al-Aqsa elle a dit celui de l’employeur de Père, alors la soldate a souri et nous a fait signe de passer et j’ai senti ce sourire, comme les regards en biais et les chuchotements des femmes dans le camp, s’imprimer sur mon cou, tache humide.
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Hier avec ma mère nous sommes allées à al-Quds. J’attendais ça depuis des mois. Quand l’appel à la prière a résonné, j’étais déjà réveillée. Je crois que je n’ai pas dormi. J’ai entendu Youssef rentrer tard dans la nuit et peu après mon père qui se levait pour partir travailler. Je me suis habillée en silence. J’avais tout préparé : ma mère m’a prêté son abaya bleu sombre, en dessous, la blouse blanche que Youssef trouve indécente, j’ai mis mon foulard gris, et, pour le fixer, la pince à perles de nacre de grand-mère (elle la piquait dans ses cheveux qu’elle ne voulait plus couper et qui lui tombaient jusqu’aux pieds). Le salon sentait bon le café et la cardamome, et sur les tapis le soleil dessinait de grandes palmes poudreuses et mouvantes. Nous avons mangé le pain et le zaatar sans parler, pour ne pas réveiller Youssef. Je crois que ma mère avait aussi peur que moi qu’il nous empêche de partir. Elle me regardait, souriante, complice comme une sœur. Voilà des mois que je ne l’avais pas vue comme ça. Tout à coup Amir a surgi devant nous, dans son pyjama Mickey. Je l’ai porté avant lui, Raed et Youssef aussi, à force on ne voit plus que des taches rouges, jaunes et noires. Il s’est blotti sur mes genoux, encore tout tiède et lourd de sommeil, le visage enfoui dans mon cou. J’ai respiré dans ses cheveux l’odeur de ses rêves de petit garçon, le pain chaud, la pierre sèche, le fenouil et le lupin. Quand nous sommes seuls, il ne joue plus au martyr, au héros, il arrête la guerre. Puis il s’est souvenu qu’il allait passer la journée chez Ibrahim et il a bondi comme une gazelle pour aller s’habiller. Nous l’avons déposé, en lui faisant promettre d’être sage, de ne pas sortir du camp, et nous sommes parties.
À cette heure-là, on pourrait se croire au village. Enfin, je ne sais pas, je ne connais pas, mais j’imagine que c’était comme ça, une journée sans cesse recommencée, des gestes paisibles et perpétués et la mort qui vient au bout et efface les visages, mais ce n’est pas grave puisque d’autres recommenceront, sans hâte ni mémoire. Les hommes qui travaillent sont déjà de l’autre côté, les autres dorment, il n’y a dans le ciel ni drone ni sirène mais un parfum de terre et d’amandier, les femmes lavent leur cour et à leurs pieds les enfants jouent à chercher leur reflet dans l’eau rare. Plus tard, sous la lumière fixe, on voit la poussière, les chats maigres dans les maisons rasées, les enfants crient d’ennui et les femmes allument la radio pour guetter les nouvelles. Puis vient le soir, on attend les hommes et ceux qui ne reviendront pas, on a peur des nuits où la lune se fend. Des voisines nous saluaient, nous souhaitaient bonne chance, l’ancienne institutrice qui jalouse ma mère parce qu’elle n’a plus ni fils ni mari a crié de sa voix mauvaise Si leur Messie est arrivé il faudra nous le dire et toi Leïla c’est donc un mari que tu cherches chez eux pour t’être parée comme cela. Ma mère n’a pas répondu ni même pressé le pas. je la déteste, cette femme mauvaise avec son œil en biais, et toutes celles qui tête baissée échangent des paroles sur nous et sur le travail de Père. Mais hier ça n’avait pas d’importance, hier, je partais, loin des murs et des rumeurs. Le taxi-service nous attendait, derrière la guérite et les barbelés. Ils sont ouverts à présent, mais je me souviens, ou Raed m’en a parlé, je ne sais plus j’étais si petite, de ce jour où ils les ont refermés et où le monde s’est émietté en losanges de fer. Et encore maintenant, quand parfois je sors, je retiens mon souffle comme si des yeux invisibles m’épiaient, comme si le fer s’enfonçait dans ma chair le dehors n’est pas pour toi. Ils sont comme ça, ici, Raed et Youssef aussi, ils veulent toujours se souvenir, surtout ne rien oublier, l’âge des morts et les noms des villages, ils suspendent à leurs murs les clefs des maisons perdues, encastrent dans les parpaings les fenêtres qui ouvraient sur leurs champs d’oliviers et chaque jour les nettoient pour mieux voir leur absence, ils accrochent en reliques leur douleur, leurs défaites. C’est ainsi, ceux d’en face attendent et nous, nous nous souvenons.
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Au début, je n’allais pas au-delà du Mur. Je ne m’en approchais pas. Je le regardais de haut, depuis la petite place de Misgav Ladah, dans un éblouissement de pierre et de lumière. Une lumière inhumaine, calcaire, de canyon, de désert, répercutée par les arches blanches, les drapeaux étoilés, l’or du Dôme du Rocher. Le Mur, lui, absorbe tout, le grand éclat et les ombres des fidèles, les larmes et les noms sacrés, les prières de papier glissées dans ses fentes. Ce n’est pas cela qu’il faut faire, je le sais. Peu de temps après notre arrivée, j’y suis allée seule, sans le dire à ma mère. Il y avait foule, ce jour-là. Deux garçons joufflus, gauches et fiers, célébraient leur bar-mizvah. De l’autre côté de la barrière, mères, sœurs, tantes montaient tour à tour sur des chaises pour les regarder. Je me suis assise près d’elles, du côté des femmes, surprise d’accepter ça, pourtant je n’étais pas comme elles ni comme les autres, en foulard et jupe longue, serrées sur les bancs, leur bébé sur les genoux ou dans des poussettes, et qui, face au Mur, attendaient, patientes, silencieuses, captives d’une scène où rien ne se jouait qu’encore et toujours l’attente mais moi, songeais-je en les regardant, moi je n’attends pas, je suis trop jeune pour cela, à dix-sept ans je les veux maintenant les règnes, les justices, les pardons, tsedek, mehila, ces mots-là me traversaient que jamais dans ma langue je n’aurais prononcés, voilà le pays qui me monte à la tête à la bouche me suis-je dit, je ferais mieux de rejoindre les touristes derrière leurs caméras, de rire de tout cela, mon frère m’a raconté que c’est ici qu’il a demandé Yaël en mariage mais comment ont-ils fait, étaient-ils chacun d’un côté de la barrière, elle perchée sur une chaise – quand tout à coup j’ai remarqué une fille debout derrière un parasol replié. Elle était plus jeune que moi, vêtue d’une blouse et d’une jupe noire qui tombait sur des bas de laine blanche et des vieilles baskets. Cachée derrière le parasol, loin du Mur mais tournée vers lui, elle priait, les yeux clos, en oscillant doucement, le visage enfoui dans les Tehilim comme des larmes dans une main. Sous son foulard on distinguait des mèches blondes, un front haut et pâle, le teint clair des filles de l’Est – peut-être une Polonaise, comme Perla, comme la grand-mère aussi que je n’ai pas connue et dont je porte le prénom mais qui m’a légué sa peau mate, ses cheveux noirs (tu n’auras pas de problèmes à Jérusalem, disaient David et Yaël pour me taquiner, on pourrait te prendre pour une Arabe). Alors, je ne sais pas pourquoi, je me suis levée, je me suis approchée du Mur, collée à lui les yeux fermés, les mains posées sur les pierres tièdes où poussent des herbes folles. Un instant j’ai eu l’impression qu’il me portait comme une terre. Je n’entendais plus rien, j’étais ailleurs et en même temps arrivée. Je me suis souvenu de ce que disait mon grand-père quand j’étais enfant : Dieu est partout, Sarah, comme la mer qui remplit une grotte sans être diminuée, regarde-toi dans ce miroir (le bras passé sur mes épaules il me conduisait devant le grand miroir posé sur la commode dans la chambre obscure de son appartement de Brooklyn), et maintenant dans celui-ci (il me tendait le petit face-à-main de Perla) : c’est bien toi qui est là, tu le vois, à peine plus grosse qu’une noix ou grande comme tu l’es déjà, alors si tu peux être dans deux miroirs à la fois, petite Sarah, songe à ce que peut Dieu.
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Le 10 décembre 1945, au lendemain de la lettre d’Artaud à Henri Parisot, mon père naissait. J’ignore de quand date sa première hospitalisation. J’aurais pu en retrouver trace, peut-être, dans l’un de ses carnets : agendas de cuir noir, cahiers d’écolier, « livres de brouillon », blocs à en-tête d’hôtels, feuilles volantes, notes griffonnées au revers d’un cours, de quoi remplir des cartons entiers. On pourrait sur certains apposer les noms des hôpitaux et des maisons de santé où il a séjourné – Cahiers de la Roseraie, Cahiers de la Verrière, Cahiers d’Épinay… Mon père n’était pas un grand poète et c’est tout. Il n’a pas inscrit sa souffrance en beauté et en puissance, sa folie en génie, inventé une langue de sacres et de massacres. j’ai lu quelques-uns de ces cahiers, je les ai oubliés. Tout ce que je sais, c’est que chaque jour de sa vie ou presque, il a écrit. Chaque matin, chaque soir, il s’est assis à son bureau, il a allumé une Pall Mall ou une Craven A, dont la cendre troue les feuillets, et il a tenté de recomposer sa vie. Pas de récits, sinon de rêves, mais des comptes, des bilans, des listes de choses à faire (« Téléphoner aux filles, payer loyer, tenir jusqu’à demain », et le lendemain il raye et en marge il écrit « FAIT »), et surtout, sans cesse recommencés, des schémas : lignes droites partagées en segments, segments de bonheur, segments de malheur, segments avec et sans alcool, avec et sans hospitalisation, fléchés de dates et de noms propres, puis, à mesure, de moins en moins de lignes droites mais des séries de triangles inversés, gouffres et sommets, crêtes et failles qui dessinent, sur le papier quadrillé, la carte de sa mélancolie. De la vie de mon père, je conserve le relief intérieur, le relevé sismographique. Pas plus que lui je ne saurais (ni ne voudrais) la raconter, parcourir ces noms, ces dates qui composent l’histoire à l’ombre de laquelle j’ai grandi. Je peux en suivre du doigt la géographie accidentée, la géographie inexacte. Je sais qu’elles dessinent la part d’ombre, le négatif de ma vie. Qu’aux failles correspondent ses absences et que, même à distance, j’y étais avec lui engouffrée. Pas plus que lui, je ne sais qui il était. Tout ce que je sais, c’est que, chaque matin, chaque soir, quand il ouvrait ses cahiers, c’était cela qu’il cherchait. Ces lignes innombrables, ces caractères élégants, réguliers, même dans les pires moments, tissent le filet où il cherchait à s’attraper, tendent la toile dont il était le centre absent. C’était cela qu’il cherchait, se saisir, s’attraper, se mettre la main au collet.
On raconte, je ne sais plus où, cette histoire du Golem qui, parce que chaque matin il oubliait où étaient ses vêtements, décide un soir de noter leur emplacement. Au réveil, il parvient enfin à remettre la main sur chacun, passe pantalon, veste et chapeau, mais soudain il s’aperçoit qu’il lui manque encore quelque chose : moi-même, se demande-t-il soudain, où me suis-je laissé, où suis-je donc ? Voilà, je crois, ce que faisait mon père chaque matin : il attrapait cigarette, stylo et cahier, et il se demandait où il s’était laissé. Il tendait la main, saisissait des défroques, des costumes rapiécés, des manteaux d’Arlequin. Sur la page blanche surgissaient les masques de sa scène intérieure, un peuple nombreux, bariolé, titubant, le Fils prodigue et l’Amoureux éconduit, le Clown et le Pirate, le Flic et le Truand, le Moine et le Débauché, le Bourgeois et le Clochard, le Sage et le Fou. Mais lui, dans tout cela, il n’y était pas. Parfois aussi il tentait un portrait, il énumérait ses qualités, nom prénom date de naissance profession signes particuliers, puis il s’arrêtait net, comme s’il n’y croyait pas : lui-même, où s’était-il laissé, où était-il donc ?
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Gwenaëlle Aubry
Mais ce qu'elle dit ainsi, c'est la demande insensée en quoi consiste l'a cte décrire.
C'est ce qui, de l'écriture, peut te perdre autant que sauver, te perdre après t' avoir sauvér. Car écrire, si l'on en fait des livres, ce n'est pas se délivrer c'est se livrer, pieds et poings liés. On cisèle et on cisaille, on change en cristal, vif et tranchant, ce qui, du monde des autres ,de soi, écrase, chancęle, menace. Et puis, ce morceau de réel reconquis, ce fragment de soi reconstruit, on les offre en tribut. Le livre est là et on est en lui, plus entière, plus chantante, plus déliée on a enfin trouvé un lieu où vivre. Le livre est là et on est lui on a enfin trouvé une façon d'être, le droit d'exister .
et voici que ce droit extorqué à soi-même, on le suspend aux autres.
Être auteur ne suffit pas on demande l'autorisation. Je pensais que si je n'écrivais pas, personne ne m'accepterait comme un être humain .
l'écriture se substituait donc à moi si vous ne m'aimez pas, aimez ce que j'écris et aimez-moi pour ce que j'écris. On est renvoyé à la demande, encore et toujours, à la pure demande d'amour, enfantine, insatiable, inconsolée, je désire ardemment la réussite dont je me fais une idée un peu vague .
comme si ce vieux dieu d'amour, dont j'étais à la poursuite quand je gagnais des prix dans mon enfance, était devenu plus gigantesque et insatiable encore. Il faut que cela cesse .
en fait ça ne cesse jamais. Le vieux dieu d'amour, le Saturne affamé, est un maigre lui aussi. Il demande toujours plus, il n'a jamais assez . sa loi est celle des autres ,son appétit augmente à mesure qu'on le nourrit .(...)écrire c'est se tenir au bord de cette béance là: l'appétit des autres, leur puissance de dévoration. Mais ce vide est créé par celui encore et toujours, de la demande infinie. On ne sait plus bien, dans ce jeu-là, qui est le prédateur et qui est la proie. Une chose est sûre :peur et désir ne se laissent pas longtemps piéger. On retombe alors dans l'abîme des peurs enfantines, la terreur du rejet.
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St Phalle le dit clairement il s'agit d'être supérieure, et non pas simplement égale, conquérir les privilèges des hommes et en plus garder ceux de la féminité, ou encore ériger des monuments plus gros tout en continuant à porter de beaux chapeaux. En somme vaincre deux fois, et sur les deux terrains.
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Tinguely soude , il stabilise, il solidifie et sans doute Saint phalle a-t-elle fait de même pour lui .
elle tombe instantanément amoureuse de son travail, lui voit en elle un monstre sacré, une calamité. Il lui dit:" le rêve, c'est tout, la sculpture, ça s'apprend. "ou "tu es folle, sois le jusqu'au bout ". des phrases pareilles ça vous construit un châssis de bunker, de quoi survivre à toutes les destructions et engendrer, sans crainte, des farandoles de monstres.
Elle n'est pas sa créature, il n'est pas son pygmalion. Le génie et sa muse pas question de ça non plus. Ils laissent derrière eux ces vieux schémas, ces machines inégalitaires. Ils en inventent une autre, balancée, insolente, joueuse, et qui repose sur un socle, fortement soudé, d'admiration et de rivalité. Parce qu'ils se respectent, ils se combattent, s' élisent l'un l'autre pour lutter ,une alliance belliqueuse entre egaux, dont aucun adversaire ne sort KO mais un peu plus fort, un peu plus fou. ils disent qu'ils s'aident l'un l'autre à combattre l'autre .
que cette confrontation ne les aplatit pas mais les grandit, les mênent une marche de l'escalier plus haut .
et Saint phalle a, pour finir, cette formule ils sont une "amplification l'un de l'autre".
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