Citations de Jacques Chessex (174)
Mémoire de l'aîné et du fils
Tissu des manques et des aveux jamais osés
Ah que cette plaie que je cache
Ne me gorge plus de son perpétuel poison âcre.
J'aurais voulu revoir, ce jour de Pâques, "La Passion" de Pasolini, le film passait régulièrement toutes les dernières années à cette date, j'ai dû trouver en moi, comme Augustin, l'Image qui me manquait à l'écran. Ce n'est pas plus mal. J'en tire, conclusion heureuse, qu'on est plus riche qu'on ne croit au-dedans. Dénuement ? Table vide ? La réponse : il faut plonger en moi, revoir, trouver, et le monde s'ouvre, se dilate. C'est ce que je souhaite aujourd'hui à ceux que j'aime.
Revenances, retours, rappels, mon père, insistance comme d'un oiseau évident et effacé derrière la vitre, mémoire, obscurcissement et à la fois disparition de la mémoire, brusques éclaircies, trouées, éloignement et rapprochement de son visage au fond des heures, au fond des milliers de jours passés sans lui, avec lui, avec son regard qui reprenait pouvoir sur le vivant et s'éteignait tout aussitôt dans la certitude de son néant.C'est la blessure.
"Qu'est-ce que l'horreur? Quand Jankélévitch déclare imprescriptible tout le crime de la Shoah, il m'interdit d'en parler hors de cet arrêt. L'imprescriptible. Ce qui ne se pardonne pas. Ce qui ne sera jamais payé. Ni oublié. Ni prescrit. Aucun rachat d'aucune espèce. Le mal absolu, à jamais sans transaction.
Je raconte une histoire immonde et j'ai honte d'en écrire le moindre mot. J'ai honte de rapporter un discours, des mots, un ton, des actes qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l'écriture. Car Vladimir Jankélévitch dit aussi que la complicité est rusée, et que rapporter le moindre propos d'antisémitisme, ou d'en tirer le rire, la caricature ou quelque exploitation esthétique est déjà, en soi, une entreprise intolérable. Il a raison. Mais je n'ai pas tort, né à Payerne, où j'ai vécu mon enfance, de sonder des circonstances qui n'ont pas cessé d'empoisonner ma mémoire et de m'entretenir, depuis tout ce temps, dans un déraisonnable sentiment de faute.
J'avais huit ans quand ces choses ont eu lieu."
Récit fort, style très incisif.
Ce que ma naissance charrie de la cruauté, de la violence, de la souche. La folie suisse. C'est elle qui essaie de se dissimuler, cette folie, sous la polissure et le neutre. Les mœurs neutres. L'argent neutre. La Suisse qui cache ses gouffres. Qui s'arrange, elle, pour charmer et manipuler ceux qui s'approchent de sa face lisse. Mon histoire à moi vient d'une terre souvent démente, mais occultée, préservée par huit siècles de prudente ruse, et secouée en profondeur par l'attrait et la tradition du sang.
Ne vous moquez pas trop vite, Monsieur l'ironiste, Flaubert est tout cela à la fois. Et il a plus de drôlerie que vous. Soyons précis. Dans une époque où consternent l'aplatissement de la langue et épaississement extatique de la bêtise, où l'esprit critique fait place à l'injure et à l'arrogance épanouie des bateleurs de télévision, où la précipitation et le bâclage suintent des pages de trop de livres annoncés comme des découvertes essentielles, où la suffisance universitaire relève de la pantalonnade de tréteaux, la colère, l'humour et l'ironie de Flaubert sont une formidable source de résistance à ces bassesses.
Je confesse avoir parfois le sentiment, même si je ressens Dieu en moi, que Dieu a quitté le monde qu'Il avait inventé et qu'Il nous a laissés seuls avec l'horreur de son absence. Dieu créateur, puis déserteur. Ce n'est pas très simple à vivre.
Assis à l'autre bout de la table, Jean calmet écoutait avec répugnance les bruits de bouche de son père occupé à manger. Ces chuintements, ces succions le dégoûtait comme un aveu sale. On parlait peu, les frères et les sœurs s'observaient, la mère mangeait très vite, se levait sans cesse, trottait de la cuisine à la chambre, souris grise, apeurée.
Tant de jeunes vierges dorment de leur sommeil de lys de jeunes mortes vont reposer, pour leur première nuit en terre, sous le couvert de leur fraîche tombe. C'est l'heure de te mettre en marche, Dracula, maître de l'ombre, par les bourgades et les campagnes ! Toi qui connais tous nos gestes, nos haltes, nos hésitations, qui boiras le sang de nos filles et les fouilleras, les dévoreras, avant que l'aube ne te repousse dans ton introuvable repaire !
.il ne fait pas bon d’être indépendant sous nos climats. Pas bon rester farouche et intraitable dans la ville…
"Certa bonum certamen", devise des Messieurs de Port-Royal, combats le juste combat, pour voir en toi et te dire, te révéler, t'expurger, dans des lieux où on ne ment pas. Dans la prière, le journal de soi, la conversation à bonne hauteur, l'assistance à une âme en peine, l'aveu de soi à un compagnon d retraite. Mon protestantisme originel est proche du jansénisme de Messieurs Arnauld et de Sacy.
Pour moi de même il y a des moments où le vide se peuple, a contrario, et dans le gratuit, ou l'absurde, du divin, ou de la voix de Dieu.
- Pouvez-vous citer un lieu où ce "peuplement" est tangible ?
Dans la chapelle du Sépulcre, à la Cathédrale de Fribourg, une mise au tombeau médiévale. Larmes des femmes, corps vaincu du Christ, et là-dessus, dans l'ombre crue, la lumière violente et orangée de deux vitraux de Manessier. Eclairage désespéré, échec du Christ, puissance de la mort - on n'imagine même pas l'espoir de la résurrection.
Jamais je ne me lève, vendredi saint ou pas, sans me rappeler la mort du Christ.
Jamais je ne vis le vendredi saint sans tenter d'éprouver, à l'heure même de la mort du Christ, l'effroyable douleur de son supplice.
Mais fait nouveau depuis dix ans je ne SOUFFRE plus de cette mort, elle est clarté, elle est ouverture, et dans cette ouverture j'entre.
L'automne est une demeure d'or et de pluie
L'automne est une demeure d'or et de pluie.
L’hiver allait être doux et long. Jean Calmet s’imaginait renard, martre, perpetuel sauvage au chaud dans son terrier tandis qu’au dehors la neige tombe, tombe sur la campagne et les forêts.
La bête ( un hérisson) avait un conseil à lui donner. Tous les sens de Jean Calmet se tendaient vers elle.- Vers cette tête solide et fine qui se détachait, nettement éclairée par la lune, sur son fond de feuilles noires. Il y eu un crissement dans cette ombre et le corps apparut, souple et long, porté par un ventre rond d’une sensualité étrange.
Les petites pattes courtes coururent quelques centimètres, le nez flaira le sol, le ventre ondula, rond et dfourni, sous l’armure hérissée de piquants dont les pointes blanches faisaient un halo argenté qui allégeait, en la spiritualisant, cette apparition prodigieusement terrestre.
Jean Calmet écoutait monter dans sa chair l’avertissement qui le boulversait. Parfaitement immobile, il se sentait soudain criblé d’odeurs de chemins enfois, d’herbemouillée, d’humus pourrissant, de traces de limaces, d’insectes pattus, de rongeurs malins et craintifs, comme si des gouttes de vigueur vilolemment avaient jailli en lui du plus profond du sol secret, le soûlant, le secouant, l’emplissant d’une exitation fraîche et neuve. La sauvagerie de l’animal était extraordianire parmi les jardins soignés, les violla cossues. Sortie de terre intacte et puissante, la bête pure, merveilleusement innocente sous sa couronne d’épines d’argent, était le signe primitif que Jean Calmet attendait depuis toujours, le symbole d’une liberté gaie et sauvage, le preuve qu’aucune domination ne soumet jamais les grandes forces telluriques qui sourdent, qui jaillissent, qui se coulent au milieu des constructions.
“L’anus bée, ourlé comme un bijou fruité, couleur de braise, de framboise des bois, un rouge rosé sur l’ombre où il voudrait inviter. Le docteur Doucet s’interroge. Stupeur et admiration. Qu’a fait le marquis, que fait-il encore, pour arriver à ce trou étrange? Qui favorise ce vice? Quels monstrueux objets polis ou subtilement contournés perforent cette chair extasiée et rougeoyante? Cette lascivité porcine, râlante, grognante, ce tas de viande qui halète et se pâme sous le boutoir. Et tout cela qui sert d’enveloppe, de support corporel déchu, à l’esprit le plus aigu et le plus libre de son siècle.”
Il faut croire que les écrivains fascinent. Même ceux qu’on n’a pas lus. C'est la littérature qui séduit, la rumeur, le soufre, la figure dans sa légende.
J’aime la vitesse, c’est une des formes de l’effort, on se contraint, on vise la cible, la liberté fuse dans le pied...