Le septième voile de Juan Manuel De Prada présenté en français par l'auteur
Il faut une patience de numismate pour mettre en place les pièces d'un puzzle, il faut faire un choix entre des possibilités de combinaison quasi infînies et faire coïncider les bords découpés de chaque pièce. Parfois, les liens entre les pièces sont si tenus qu'ils nous semblent évanescents, et nous avons alors l'impression qu'une erreur suffirait à les faire disparaître, mais nous écartons cette pensée et poursuivons notre exploit (car aussi longtemps que nous progressons, nous nous parons d'une sorte d'intelligence héroïque), jusqu'au moment où, une fois les pièces emboîtées les unes dans les autres, nous découvrons qu'avoir fait coïncider les contours ne suffit pas, qu'il faut encore que le dessin qui en résulte soit cohérent et non pas approximatif, que ces liens qui paraissaient tenus, presque évanescents à première vue, soient pourvus d'une cohérence interne et complètent parfaitement une image donnée. Respecter les lois de la géométrie ne sert à rien si, quand nous avons presque fini, l'image présente encore des discontinuités ; alors, un découragement intolerable nous accable (celui d’avoir gâché en vain notre énergie), l'embarras dans lequel nous sommes plongés nous empêche de nous reprendre, et nous préférons écarter d'une pichenette l'édifice que nous avons érigé sur de mauvaises bases. La déception et le dépit nous incitent à la destruction, même si nous devons nous en repentir par la suite en voyant éparpillées sur le sol les pièces retournées à leur chaos originel.
« Je n'étais qu'une enfant, ou plutôt une adolescente ; chaque apparition de Fabio me troublait et me faisait frémir, m'ouvrait des perspectives sur des pays lointains, il parlait souvent de villes et de gens dont je n'avais aucune idée. Il se montrait aussi infiniment patient avec moi ; j'en étais alors au b.a.ba de l'art de peindre et Fabio m'apprenait les techniques et les ficelles du métier. Sans m'en rendre compte, je suis devenue la pièce la plus convoitée de la partie d'échecs qui se jouait entre Gilberto et Fabio depuis des années, une pièce qui inspirait à l'un et à l'autre des stratégies très différentes : défensive, du côté de Gilberto qui voulait me garder pour lui à tout prix, se perpétuer en moi, comme si j'étais le trésor de sa tour ; offensive, de la part de Fabio, qui voulait écrouler cette tour et m'utilisait comme bélier, sans trop s'inquiéter de me perdre. Quand il s'est fait une clientèle régulière et des contacts sûrs, Fabio n'a plus autant voyagé, il a établi son pied-à-terre à Venise, et si ses visites ont cessé d'être des événements, elles sont restées des combats. »
Pendant des siècles, Venise avait pratiqué la ségrégation, croyant sans doute se conserver pure et incorruptible : les morts à San Michèle, les fous à San Servolo, les lépreux à San Lazzaro degli Armeni, les juifs à La Giudecca, et ainsi de suite ; elle s'était retranchée dernère tout un archipel d'exclusions qui ne l'avait protégée ni du métissage ni de la lèpre, ni de la folle ni de la mort, ni d'autres maux et ravages.
Connu du public français pour ses romans publiés aux Editions du Seuil, salué par la critique pour la puissance de ses récits, Juan Manuel de Prada nous guide dans une bibliothèque imaginaire qui nous parlerait du divin.
Parmi les multiples rayonnages et nombreux recoins de cette Divine bibliothèque, pas de littérature exclusivement religieuse, ni de passage obligé vers la littérature « classique », encore moins d'anthologie des livres « qu'il faut avoir lus ». Mais des œuvres dont la diversité de style et de genre épouse toutes les facettes des visages du drame humain. Du roman à l'essai, en passant par le théâtre, les nouvelles ou la poésie, la littérature sait mieux qu’aucun autre art aller chercher le héros dans ses plus épaisses ténèbres pour l'élever jusqu'aux sommets auxquels il est appelé.
A travers les siècles et les écrits présentés, une question centrale demeure : comment le héros chrétien parvient-il à s'affranchir de ses parts d'ombre pour prendre la place qui lui revient de droit, celle d'enfant bien-aimé du Père ?
À côté des retrouvailles avec Georges Bernanos, le lecteur pourra, à sa guise, approfondir sa connaissance de Miguel de Cervantès, découvrir les Nouvelles de Flanneryr O’Connor ou encore les écrits de l'Argentin Leonardo Castellani, jamais traduit intégralement en langue française, que l'auteur a tenu malgré tout à nous présenter.
Chez Juan Manuel de Prada, l'élan critique n'est pas paralysé par l'esprit des modes, ni par le souci de la tempérance. Sa liberté de ton ne laissera jamais indifférent, et l'on peut imaginer le lecteur tour à tour s'emballer ou être bousculé par ses analyses enflammées. La divine bibliothèque fait la promesse de s'adresser à chacun, à titre individuel, pour amener le lecteur dans ses retranchements spirituels et renouveler le bonheur de lire.
Leonor Mestres, Éditrice de La divine bibliothèque
J'ignorais que la neige pouvait se précipiter ainsi sur les villes côtières (je m'imaginais, comme si je n'étais jamais sorti de ma campagne, qu'elle était l'apanage des hauteurs continentales) ; j'ignorais que la neige pût tomber sur la mer et s'y maintenir intacte, sans fondre aussitôt. En cinq minutes à peine, la couche s'était épaissie et la lagune était tapissée d'une blancheur chaste que flétrissait la proue du vaporetto en s'y ouvrant un chemin. Denière nous, nous laissions un sillage d'eau brassée des plus noirs, mais la neige venait vite étendre son pieux manteau sur la déchirure. Je n'avais jamais encore contemplé une chute de neige aussi consciencieuse, jamais encore assisté au spectacle d'une nature libérée de ses chaînes qui bafoue ses propres lois et vous plonge dans une atmosphère d'irréalité. Il neigeait sur la lagune, il neigeait sur Venise, il neigeait sur moi avec un achamement qui avait quelque chose d'un présage ou d'un avertissement, d'une fatalité à l'œuvre que je n’ai pu percevoir.
Ma mère, pareille à toutes les autres mères, concevait pour moi le meilleur des avenirs, même quand celui-ci, avec le temps, s'étiolait ; mais pour les mères, c'est consubstantiel, nous sommes toujours des rudiments d'hommes quand nos cheveux sont déjà gris. (p.15)
Quand on frappe à une porte inconnue, on ne sait qui viendra ouvrir, moins encore quel accueil on recevra, et, une fois la porte franchie, on peut fort bien entendre ce que l'on aurait préféré ne jamais savoir, mais quand les engrenages de la curiosité sont mis en branle, il n'est de heurtoir avec lequel on ne frappe, ni de sonnette dont on ne presse le timbre. (p.568)
Parfois ses pas le menaient jusqu'au cimetière, où la fraîcheur du pourrissoir, mêlée à un reste d'humidité automnale (c'est toujours l'automne dans les cimetières), apaisait l'inquiétude qui l'assaillait dès qu'il essayait de se pencher sur le gouffre de ses souvenirs disparus. Dans le cimetière de Billancourt l'herbe avait poussé sur les tertres de telle manière que la trace des bombardements pouvait être prise pour une impatience des morts qui se seraient levés de leurs cercueils, confondant les sirènes d'alarme et les trompettes du Jugement. (p.137)
PAR LE FLEUVE ARRIVAIT
Ton corps brun arrivait,
dans l'eau rosée du fleuve.
Un vent, muet de chagrin,
tordait les oliviers gris.
Ton corps brun arrivait,
immobile et froid.
L'eau, en chantant, passait
entre tes doigts rigides.
Tu arrivais, si pâle,
soldat, dans le fleuve!
La bouche fermée, les mains glacées,
La peau pareille au lys;
et une plaie rouge, sur le front blanc,
et une lumière d'aurore, dans les yeux purs...
Quelle mort que la tienne, soldat du peuple,
courageux milicien, coeur ami;
quelle mort si douce, cent bras d'eau
noués autour de ton visage livide!
Tu n'arrivais pas mort sur l'eau claire;
sur l'eau claire, tu arrivais endormi:
un oeillet grenat, sur la tempe de neige,
et dans les yeux tranquilles, deux astres vifs.
Qu'il est pâle et froid,
ton corps brun qui arrivait
sur l'eau rosée du fleuve!
(Inédit. Ecrit pendant la Guerre civile.)
Ces sbires maudits savaient que Durruti était beaucoup plus qu'un homme et beaucoup plus qu'un mythe: il avait le désir intransigeant de liberté, cette nostalgie de rébellion qui nous rend immortels et purs. Tout ce qu'il laissa à sa mort, ce fut une mallette en cuir de Cordoue crasseux avec quelques vêtements sales et un nécessaire de rasage: un morceau de savon à barbe, un rasoir Gillette édenté qui venait difficilement à bout de sa barbe drue et un blaireau qui perdait ses poils. Existe-t-il un plus grand exemple de pauvreté? Mais son héritage s'adressait à l'esprit, et il demeure dans le mien.
Je me rendis à Barcelone pour écrire la chronique de son enterrement. Le drapeau rouge et noir couvrait son cercueil qui défila dans les rues de ma ville, bondées de centaines de milliers de personnes indifférentes à l'inclément ciel pluvieux, psalmodie liquide qui nous trempait jusqu'aux os, mais ne parvenait pas à ramollir notre ardeur.