Quand je participais au challenge Théâtre de Babelio, je m'étais promis de lire au moins une pièce de
Jean-Luc Lagarce. En fait, j'ai jamais réussi, même en 2020, année où j'ai frôlé l'overdose de théâtre lu. J'avais le même problème avec Lagarce qu'avec
Koltès (de façon générale, on peut dire que j'ai régulièrement quelques soucis avec le théâtre contemporain), à savoir que dès que je feuilletais une de ses pièces à la bibliothèque, je me disais : "Ouh la la non ça a l'air chiant comme tout". Je réessayais plus tard, et encore plus tard, et c'était toujours pareil. J'ai fini par décider que c'était tant pis pour Lagarce - et aussi tant pis pour
Koltès, mais je me foutais un peu de
Koltès. Alors que j'avais envie d'aimer le théâtre de Lagarce pour plusieurs raisons. 1ère raison : tout le monde dit que c'est un génie et j'ai pas envie d'avoir l'air plus bête que tout le monde. 2ème raison, probablement meilleure que la première : j'avais aimé voir sur scène
Les règles du savoir-vivre dans la société moderne en 1995 . La dernière raison a plus à voir avec la personnalité de
Jean-Luc Lagarce qu'avec son talent (quoique...), elle peut sembler extrêmement futile et je ne vais pas m'étendre dessus. de fait, j'avais prévu de vous raconter une anecdote pour en parler, or ça prendrait des plombes, donc je garde ça pour le jour où... Bon, ce sera pour un de ces jours, quoi (ou jamais). Sachez seulement que j'ai vu Lagarce clouer le bec à des spectateurs infects, et que lorsque je lis ou j'entends son nom, c'est à ça que je pense immédiatement - je reste encore admirative de son sens de la répartie et de l'argumentation. Quoiqu'il en soit, ce souvenir ne m'a jamais aidée à lire ses pièces.
Comme d'autres, c'est donc grâce à Xavier Dolan que j'en suis venue à la lecture de la pièce. Par hasard, il y a quelque temps, je tombe sur le film en ayant raté le début, je le regarde sans vraiment le regarder tout en me disant "Non, t'as pas vu le début, revois-le plus tard", bref, je prévois de le regarder sérieusement un autre jour, j'oublie plus ou moins, et je me réveille il y a quelques jours avec une chanson du film en tête et l'idée qu'il faut absolument que je le voie. Finalement, j'ai regardé ce jour-là Scènes de la vie conjugale (la vie prend constamment des détours inattendus). Mais j'avais toujours l'intention de regarder le film de Dolan. Ou de lire la pièce avant. Ou alors après. Ou avant. Ou après. Ou... Bref. Les dialogues de Dolan me semblaient beaucoup plus naturels que ceux de Lagarce et j'avais encore peur de m'attaquer au texte. Des contingences bassement matérielles ont tranché, j'ai (enfin!) emprunté la pièce, que j'ai (enfin!) lue dans la foulée. Et là, à ma surprise, c'est passé tout seul.
Pourtant, l'écriture de
Jean-Luc Lagarce n'est pas très... comment dire ? Je cherche le mot juste, ce qui se trouve être un topos du théâtre de Lagarce... Son écriture n'est pas, au premier abord, agréable, engageante, plaisante (eh oui, j'ai encore mon dictionnaire des synonymes à portée de main). Bien au contraire, elle m'avait paru, au feuilletage, artificielle, pénible, voire prétentieuse. Et artificielle, elle l'est, avec l'utilisation de temps à autre du passé simple dans les dialogues (qui fait ça dans la vie ?), les retours à la ligne constants comme en poésie (qui parle comme s'il déclamait un poème, je vous le demande ?), ses phrases hachées, inachevées, ses parenthèses (est-ce qu'on utilise des parenthèses lorsqu'on parle ? je pense que oui, en y réfléchissant) et tout un tas de trucs dans le genre qui m'avaient hérissée au premier, au second, et encore au troisième coup d'oeil. Évidemment, un coup d'oeil, ou même trois, c'est nettement insuffisant et c'était peut-être bien ça mon problème. D'ailleurs, vous entendrez régulièrement dire "Ah, la langue de Lagarce, c'est superbe !" Cela dit, il se trouvera également toujours quelqu'un pour vous sortir à la fin d'une représentation médiocre du Menteur (qui n'est déjà pas la meilleure pièce de
Corneille) : "Ah, quelle langue !" Comme si ça pouvait compenser une mise en scène dénuée de toute inventivité... On pourrait dire aussi que la langue de
Paul Claudel est superbe, mais si on se fait chier en lisant Claudel, ça va pas nous avancer beaucoup. Passons. Donc, que la langue de Lagarce soit superbe ou non, on s'en fout. Que son écriture soit étudiée pour montrer que le langage est par essence artificiel, trompeur et entrave la communication, voilà qui nous emmène un peu plus loin.
Revenons-en donc à l'histoire très simple de
Juste la fin du monde, même si vous la connaissez probablement. Louis, un jeune homme de 34 ans, n'a pas revu sa famille depuis douze ans, je crois, sans couper complètement les ponts mais en se contentant d'envoyer de temps à autre une carte postale à sa mère, à sa soeur
Suzanne De 23 ans, ainsi qu'à son frère Antoine (de 2 ans son cadet) et à sa belle-soeur Catherine, qu'il n'a jamais rencontrée. Il sait qu'il va mourir quelques mois plus tard, et il décide sans trop savoir pourquoi d'aller les revoir une dernière fois. Et de leur dire qu'il va mourir.
Jean-Luc Lagarce se savait atteint du sida deux ans avant l'écriture de cette pièce, il n'était pas encore sur le point de mourir à ce moment-là (il est mort en 1995), et il a imaginé avec
Juste la fin du monde ce que pourraient être de toutes dernières retrouvailles en famille, avec leur lot de sentiments mal exprimés, d'affection maladroite, de disputes, de non-dits, de rancoeurs, de souvenirs. Et ce qui paraissait relever d'une écriture artificielle révèle quelque chose de profondément naturel : les personnages reviennent sans cesse sur les mots qu'ils utilisent, à la recherche du mot juste qu'ils ne trouvent pas, mêlent un langage familier à un langage soutenu, parce qu'aucun des deux n'est vraiment le langage qu'il faudrait employer, se répètent, empêchent les autres de parler, monologuent à n'en plus finir, taisent ce qu'ils ont, soit envie de dire, soit peur de dire, voire les deux à la fois. Il y a des passages particulièrement significatifs. Catherine, par exemple, demande à Louis de ne rien lui dire, à elle, de ce qu'il aurait envie de dire à Antoine, mais de parler à Antoine directement. Ce à quoi Louis répond : "Je n'ai rien à dire ou ne pas dire, je ne vois pas.", alors qu'il est là pour, justement, dire quelque chose d'essentiel. Et quand Suzanne dit à Louis : "Ce que je veux dire c'est que tout va bien et que tu aurais eu tort, / en effet, / de t'inquiéter.", elle veut dire, à mon avis, à peu près l'inverse, soit quelque chose comme "Ça va pas, je ne vais pas bien, on ne va pas bien, tu nous manques, tu manques à tout le monde et t'es quand même un salaud de jamais t'être jamais soucié de nous pendant toutes ces années."
Au-delà de la question essentielle du langage, on remarque l'absence de didascalies qui donne l'impression que les mouvements des personnages sont plus ou moins confus (ce qui rend compte d'une situation elle-même confuse), on visualise, on devine seulement leurs allées et venues, on ressent l'agitation et le silence qui alternent. Les silences ne sont pas toujours évidents à détecter (contrairement à ce que met en avant le film de Dolan), l'agitation est quasiment constante, qu'elle prenne une forme grandiloquente ou moins démonstrative. Un seul bémol pour moi : la scène 10 de la première partie, où Louis est seul sur scène et déclame un long monologue sur la mort. Pour le coup, j'ai trouvé que ça tranchait avec le reste et que ça avait un côté effectivement artificiel.
Une belle découverte, donc, assez inattendue (je m'étais plus ou moins résignée à l'idée de ne pas aimer ce texte), écrite dans un style paradoxalement juste parce que révélateur - entre autres - de ce peuvent être les tensions familiales et les difficultés à communiquer.