Citations de Mathieu Riboulet (139)
Ça dévaste, la beauté du corps, la perfection qu'il présente parfois.
Dieu comme une réponse quand nous sommes désormais de plus en plus nombreux à ne voir en son nom qu’une question oiseuse, oiseuse et meurtrière.
La vérité de ma vie, c'est à un bout l'enfance bancale et morne, à l'autre ce cancer, et au milieu rien, la fuite du jour, un courant d'air glacé, un temps minéral. Je me réveille à trente-sept ans, mais j'aurais tout aussi bien pu continuer à dormir jusqu'au cercueil final, et je ne parviens pas encore à savoir si je ne le regrette pas.
Je m’appelle Paul. J’insiste. Et je prends le risque de redire, pour encore l’entendre : je m’appelle Paul. J’ai mis des années à pouvoir prononcer mon nom à voix haute seul dans ma chambre. Encore un travail de fond, une sorte de lame de même nature que ma maladie. Ce prénom m’a été donné par mon père parce que c’était celui de son père à lui. Dieu me garde de jamais être père. Et maman ne l’aimait pas. J’en suis absolument certain, un jour elle me l’a dit, je n’ai pas pu l’inventer, d’un ton légèrement, oh ! mais très légèrement, dédaigneux : « Mon petit Paulo, je n’aime pas beaucoup ton prénom, mais ton père a tellement insisté... » Et sur ces trois points de suspension j’ai vu planer l’ombre d’un regret. Ma sœur Marie, mais elle avait seize ans, m’a dit un jour que maman voulait me donner le nom de son premier amour, que toutes les femmes voulaient faire cela avec leur premier garçon. Je ne sais pas où elle était allée chercher ça.
Vie d'Henri Bagnard est le titre d'un livre que je n'écrirai sans doute pas. Et qui aurait tenu en peu de pages bornées par deux dates, 1933 et 2016, sans qu'une seule de ces quatre-vingt-trois années ne soit marquée d'aucun événement susceptible de venir troubler le formidable bloc d'inertie dans lequel la vie de cet homme s'est progressivement sculptée.
De quoi meurent les enfants ? D'un excès d'opacité, d'un contours irrégulier, d'un déploiement d'ailes hésitant.
Car nous sommes dans un temps d’attentats…
Car nous sommes dans un temps d’attentats, de violence,
de respirations courtes, d’hébétudes transitoires, de confu-
sions profuses, un temps de crépuscule, car nous sommes
dans des villes hantées par des fantômes, hantées par des
mendiants, et quand les uns nous parlent nous entendons
les autres, nous tendons des aumônes, nous ramassons des
balles, nous allons et venons, traînant des corps lassés, la
question de la mort nous cerne en maints endroits et nous
ne savons trop où poser nos fardeaux.
p.10-11
Le monde depuis deux mille un…
Le monde depuis deux mille un a singulièrement changé,
mais la brutalité qu’il met en œuvre pour se rappeler à
notre bon souvenir, frapper à nos portes ou nous fendre
les os ne varie guère. Le diagnostic de mon père lui a été
livré cinq jours après l’attentat du World Trade Center, le
mien trois jours après qu’une brochette de sept marioles a
laissé cent trente-sept cadavres sur le sol de Paris, dont les
leurs, le treize novembre deux mille quinze. Et j’entame
ce travail à quelques jours du déclenchement, en octobre
seize, de la bataille de Mossoul par l’armée irakienne, le
gouvernement régional du Kurdistan et une poignée de
milices chiites, sunnites et chrétiennes (bel exemple d’œcu-
ménisme) contre les hommes de Daech aux commandes de
la ville depuis juin quatorze.
p.10
Saint-Silvain, au cœur du sud-est creusois, comptait huit cents âmes aux jeunes années d'Albert, cinq cents aux premiers pas de Jean, à peine trois cents à la naissance de Rémi. Nous y sommes aujourd'hui une petite centaine, pétris des silences de l'hiver, amoureux du mauve des bouleaux nus, grisés par l'air coupant du soir, fils et petits-fils des rivières brunes, des empilements de granit, des douceurs bleutées des matins d'été, avatars mutants immobilisés à jamais quelque part à la lisière du mouvement centrifuge qui entraîne le monde à sa perte sans nous consulter plus avant.
Ces morts-là étaient jeunes, ces morts-là étaient beaux, même les moches étaient beaux, même les vieux étaient jeunes.
page 88
Toi qui es déjà mort, apprends-moi ce qu’on fait pour mourir, ce qu’il faut de sanglots, d’énergie, de courage pour porter ça en soi et ne pas s’amoindrir ?
Car nous sommes dans un temps d'attentats, de violence, de respirations courtes, d'hébétudes transitoires, de confusions profuses, un temps de crépuscule, car nous sommes dans des villes hantées par des fantômes, hantée par des mendiants, et quand les uns nous parlent nous entendons les autres, nous tendons des aumônes, nous ramassons des balles, nous allons et venons, traînant des corps lassés, la questions de la mort nous cerne en maints endroits et nous ne savons trop où poser nos fardeaux.
J'ai céder à la tentation du repli à laquelle tant de drames nous soumettent, j'ai doucement dérivé au fil de mon regard, et peu à peu c'est à lui que j'ai consacré mes forces et mon temps.
Et quand je vois la cruauté s'immiscer dans le plaisir, la coercition dans l'amour, la désinvolture dans l'amitié - et je fais volontairement l'impasse sur ce qui passe quotidiennement la mesure dans le comportement humain, à vous faire regretter d'être né et d'avoir un cerveau - , je recule encore davantage.
Je n'ai jamais mis de fleurs sur ma table, je préfère y mettre des garçons à longuement scruter avant de les croquer.
Il me faut composer avec le terrain, rien qu'avec le terrain, mais faire feu de tout ce qu'il m'offre, si rare soit-il, même si c'est un Allemand en pleine guerre
Mon commerce avec le corps des hommes, on ne peut moins spirituel (encore que je tienne ma conduite comme ayant partie liée à la foi puisque je m'applique à aimer tous les hommes, péché d'orgueil et reste de jeunesse), m'a toujours tenu à bonne distance des dogmes : je ne me laisse qu'effleurer par l'essence sacrée des choses et me garde de la haine - la mort et les enfants rôdent.
Et si vous êtes encore vivants c'est parce que nous sommes morts.
Ça tombe bien, longtemps vous nous avez voulus mort.
Voilà , abandonnés, nous nous sommes tous abandonnés, les uns les autres, sans mots dire, d'un commun accord. Et plus le temps passe, plus nous nous abandonnons, par un effet d'entraînement qu'il serait vain de vouloir rompre, puisque au moins on s'épargne ainsi l'infinie vulgarité des proximités de circonstance et des célébrations consensuelles du respect et de la dignité, ces foutaises médiatiques et bourgeoises au parfum rance de l'isolement.
Pourquoi tant de garçons aux confins de l'idiotie, du mutisme ou de l'hostilité, sont-ils si beaux, avant de sombrer dans l'entrave complète, d'imprimer un rictus à leur lèvres pleines, de se recroqueviller, harassés et vaincus ? Pourquoi ai-je à ce point l'envie de me blottir contre leurs grands corps qu'un souffle désordonne ?
Sans entrer dans les arcanes de la prodigieuse théorie des cordes et sa tentative insensée, somptueuse, de théoriser, voire mathématiser l'état vibratoire du monde dans une sorte d'élan poétique inclassable, me savoir possiblement et ici et ailleurs m'enchante car il m'est plus facile de m'imaginer dans d'autres lieux que les miens que dans d'autres vies que les miennes.