Patrick Lapeyre

Elle est maintenant si près de lui que Blériot a l'impression que, si par malheur ou par inadvertance il se penche un tout petit peu trop, il va tomber dans ses bras comme un somnambule.

Est-ce que tu connais le secret le plus universel et qui pourtant n'a jamais transpiré? lui demande-t-il subitement, attrapant un volume de Péguy sur ses étagères.
Le secret le plus hermétiquement secret. Le secret qu'on n'a jamais écrit nulle part?
Le secret, lit-il en ajustant ses lunettes, le plus universellement divulgué et qui pourtant des hommes de quarante ans n'est jamais passé par-dessus les trente-sept ans, par dessus les trente-cinq ans. Le secret qui n'est jamais descendu aux hommes d'en dessous.
Tu sais ce que s'est?
Non. Je t'écoute, Léonard.
Les hommes ne sont pas heureux.
Depuis qu'il y a des hommes, déclare-t-il de sa voix d'oracle, nul homme n'a jamais été heureux.

De toute façon elle n'a pas le goût de la confession et lui n'a pas le pouvoir d'absolution.

Pour tout arranger, un crépuscule transparent, quasi aphrodisiaque, est tombé sur Londres, les terrasses sont bondées, les filles crient d’excitation et les couplent s’embrassent tant qu’ils peuvent pendant que lui, caché derrière ses lunettes bleues, sent quelque chose de doux dans l’atmosphère qui lui déchire les chairs.

Même s’il sait que ce n’est la faute de personne.
Puisque l’amour est sans solution.

Avec son long cou et ses yeux bruns, elle avait manifestement ce genre de beauté –mais cela, il ne le lui a pas dit – qui instille dans le cœur des hommes le regret des vies qu’ils ne vivront jamais.

J'ai sans doute eu ce que je méritais et ce que nous méritons tous, autant que nous sommes, quand on ne sait pas aimer ceux qui nous aiment

Je suis encore amoureux de cette fille, remarque-t-il ensuite en sortant de son immeuble, avec la même objectivité qu'il aurait dit : Tiens, il fait encore jour.

Blériot a acquis ce pouvoir étranger d'être à la fois présent et absent sans entraînement ni travail particulier, uniquement en écoutant par hasard un morceau de piano pendant qu'il observait les volets de ses voisins.

Il y a peut-être des filles qui disparaissent pour avoir un jour le plaisir de revenir, suppose-t-il après coup en cherchant sa serviette.

Tous les hommes ont la nostalgie de ce temps énorme où la vie avait encore l’élasticité du possible.

Si ces précisions avaient en réalité une importance toute relative, il n'en était pas moins content qu'elle n'ait pas encore trente ans, car à partir de là, estimait-il, la jeunesse se compte en années, puis en mois, puis en heures, et c'est terminé.

- Mais vous, vous ne m'avez pas reconnu.
Pourquoi, d'ailleurs, est-ce toujours lui qui se souvient des autres ? Voilà la vraie question.
- Ne m'en veuillez pas mais je n'ai pas la mémoire des visages.
- Je suis habitué. La plupart des gens que j'ai fréquentés autrefois ont un mal fou à me reconnaître. Alors, de deux choses l'une : soit j'ai beaucoup changé, soit je devais être transparent. Sans personnalité mémorable.

Louis, un jour les âmes se reconnaîtront et tout sera apaisé, dit Murphy en riant pendant qu'on entend un grondement d'avion dans le ciel de Brooklyn.

Murphy s'est plusieurs fois fait la réfléxion que la vie en société ressemble à un voyage mal organisé, avec des attentes interminables, des conversations assommantes, des gens sans-gêne et des toilettes toujours occupés.

Au final, il sera resté un peu plus de trois ans, dit l'un. C'est fou ce que ça passe vite. Oui, c'est peut-être pour ça qu'on n'a pas le temps de se connaître, dit l'autre.

Elle avait manifestement ce genre de beauté qui instille dans le cœur des hommes le regret des vies qu'ils ne vivront jamais.

Quand on est aussi constamment malheureux pendant des années, le plus étonnant après coup, ce n'est pas d'être restés ensemble […], non, le plus étonnant, c'est d'être sorti vivant d'une telle épreuve.

P.105 trajectoires ? Leibniz ?

« Malgré la distance qui les sépare, on a l’impression permanente que Murphy et Blériot se déplacent de part et d’autre d’une paroi très fine, aussi transparente qu’une cloison en papier, chacun connaissant l’existence de l’autre, y pensant forcément, mais sans pouvoir lui donner un nom ou un visage, de sorte qu’ils paraissent tous les deux progresser à tâtons comme des somnambules avançant dans des couloirs parallèles. »

P.315 A propos de Nora « A présent, elle ressemble à quelqu’un qui, à force de faire le grand écart entre la normalité et l’anormalité, s’est fendu en deux par le milieu. »