Ça y est, j’ai lu Ubik.
Mes ami.e.s babeliotes, qui ont fait sur ce site des analyses absolument remarquables m’avaient informé que c’était le meilleur roman de Philip K. Dick, mais je ne pensais pas que c’était à ce point là!
Parce que, là, vraiment, j’ai eu le sentiment d'être en présence d'un sommet, un Everest de la littérature de SF, et de la littérature tout court.
Et il a fallu que je laisse mes neurones tourner un certain temps, je dirais même un temps certain, pour essayer de faire un commentaire acceptable de ce roman absolument ébouriffant, bluffant, stupéfiant, hallucinant, les adjectifs qualificatifs me manquent.
Un roman fascinant aux multiples facettes, aux multiples interprétations et aux multiples mystères.
J’avais certes déjà perçu, dans mes précédentes lectures de l’auteur, à quel point Dick utilise le mode de la SF pour aborder des questions métaphysiques, questionner la notion de réel dans le Maître du Haut Château, questionner ce qui fait d’être un humain dans Blade Runner.
Mais ici, c’est vertigineux, j’ai trouvé tant de grilles de lecture, et sans doute beaucoup m’ont échappé.
Quelques mots tout d’abord du récit.
Il débute de la façon assez classique d’un roman d’anticipation. L’auteur, qui publie ce roman en 1966, place l’intrigue dans un monde futur, en 1992!!!. Bon, nous savons que ce n’est pas comme cela, ce futur qui est pour nous un passé (encore que, j’y reviendrai), mais cela n’a aucune importance.
Dans ce monde où l’on se déplace sans problème de la Terre à la Lune (dénommée Luna), des Agences dites prudentielles sont chargées de contrecarrer d’autres Sociétés (dont celle d’un certain Ron Hollis) qui cherchent à influencer le cours du monde, à s’introduire dans d’autres entreprises, grâce à des télépathes ou psis ou precogs.
L’une de ces Agences prudentielles, dirigée par Glen Runciter qui se fait assister de temps en temps par son épouse Ella (maintenue en « demi-vie » dans un état cryogénisé!), est sollicitée par un gros client pour venir sécuriser ses installations lunaires contre une intrusion psychique. Runciter rassemble ses meilleurs «inertiels », capables de contrecarrer les pouvoirs des psis, dont son chef d’équipe Joe Chip, un anti-héros, toujours fauché, et Pat Conley, récemment embauchée, dont les autres se méfient, et qui est capable de changer le passé.
Mais ce déplacement sur la Lune se révèle être un piège. Un attentat à la bombe atteint (semble atteindre?) mortellement Runciter, alors que, curieusement, l’équipe des inertiels s’en sort sans trop de dégâts. L'équipe le rapatrie en catastrophe sur Terre pour le placer en demi-vie, mais sans succès, Runciter est décédé.
A partir de là, le roman bascule d’une façon extraordinaire, et je ne voudrais pas la « divulgacher » pour vous laisser la laisser découvrir, et, j’espère, éprouver l’émerveillement qui m’a pris au fil de la progression de cette intrigante intrigue. Disons que parmi les ingrédients, on trouve, un retour progressif dans le passé avec un arrêt à l’année 1939, des apparitions de Runciter déclarant, entre autres «Je suis vivant et vous êtes morts », des interrogations sur la réalité, sur qui est vivant et qui est mort, et enfin, se révèle le spray magique Ubik!, aux super-pouvoirs, et dont l’incipit de chaque chapitre nous parlait déjà.
Dick nous balade vraiment, entre plusieurs mondes qui semblent parallèles, ou plutôt plusieurs branches indécises de ce que pourrait être la réalité, avec des interrogations, des soupçons qui se résolvent plus ou moins au fil des pages, jusqu’à une fin abrupte et énigmatique. Et cela écrit dans un récit virtuose, avec de nombreux rebondissements.
Mais en plus d’une intrigue bien menée, Ubik est habité par de nombreux thèmes sous-jacents, en fait difficiles à dénombrer.
Il y a, d’abord, de toute évidence, une critique acerbe et ironique du monde capitaliste, (qui est plus que jamais actuelle, je trouve). La Terre est aux mains de magnats tout puissants (Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerber, ça ne vous dit rien?) les dirigeants politiques sont absents ou inexistants (c’est ce qui nous attend, peut-être). Tout se monnaye, il faut même payer pour ouvrir une porte, (mais nos « héros », dont surtout Joe Chip, ont de nombreuses astuces pour contourner ce problème!).
Il y a, de plus, une réflexion extraordinaire sur la réalité, sur la vie et sur la mort.
Sur ce que sont réellement les êtres humains, d’abord. Ainsi, Pat Conley nous apparaîtra de différentes manières au cours du récit, de même Glen Runciter et Ella son épouse.
Et puis, sur la notion de l’existence de plusieurs niveaux de réalité:
D’abord, la réalité de tous les jours, avec ses composantes sociales et politiques.
Et puis une autre réalité: est elle virtuelle, hallucinée, ou un après la mort au sens religieux? On ne sait.
On pourrait ainsi être à la fois vivant et mort, une situation qui m’a fait penser à ce chat de Schroedinger, je ne sais si Dick connaissait cette expérience de pensée du physicien.
Dans Ubik, aussi, plusieurs univers parallèles coexistent.
Mais ici, aucun univers n’est idéal. Il n’y a pas de paradis, puisque dans le monde des morts, ou plutôt celui des semi-vivants, certains sont des êtres maléfiques, tel ce Jory aux allures d’adolescent (j’ai pensé immédiatement, allez savoir pourquoi, à Mark Zuckerberg) qui se maintient en forme en mangeant ses congénères.
Mais aussi, il y a cette notion de régression dans le temps qui m’a donné beaucoup d’interrogations.
En effet, au fur et à mesure que les protagonistes retournent dans le passé, les objets vieillissent anormalement, les forces physiques déclinent, au contraire d’un rajeunissement. Comme si la flèche du temps avait changé de sens.
Mais grâce au spray Ubik, on se maintient, on ne vieillit plus! Il y a là, avec cet humour déjanté qui est toujours présent (il faut lire par exemple la description des accoutrements loufoques des personnages!) cette critique de l’espoir de rajeunir avec un élixir de jouvence, une obsession fondamentalement américaine.
Et puis, il y a, je trouve, une dimension quasi religieuse dans Ubik. Glen Runciter, après sa «mort », se comporte comme un dieu qui vient au secours des humains; il y a un combat entre le bien incarné par Ella Runciter et le mal incarné par Jory Miller.
Et enfin, ou presque, parce que ce livre me semble inépuisable, j’ai aussi ressenti, peut-être me trompe-je, que ce roman a quelque chose de « camusien », se faisant description de l’être humain confronté à un monde absurde, incompréhensible, dans lequel la solidarité humaine (les inertiels doivent rester proches les uns des autres pour se maintenir en vie) est essentielle, et le fait de penser, de prendre conscience de ce qui est, en est la clé pour continuer à exister. (L’homme est un roseau, le plus faible de la nature…., mais c’est un roseau pensant, disait un certain Blaise Pascal).
Et puis, et puis,…., Ubik fait partie de ces romans qui ne livrent pas tout d’un coup, dont l’intrigue et ce qui la sous-tend se dévoilent peu à peu, et dont on a l’impression que l’on n’en fera jamais le tour. Bref, tout ce que j’aime et que nous sommes un certain nombre à aimer, je crois.
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