IRRÉELLE RÉALITÉ.
À travers ce recueil de neuf nouvelles, les amateurs de l'oeuvre de Philip K. Dick retrouveront, avec un bonheur un peu inégal mais presque toujours enthousiasmant ou, à tout le moins, surprenant l'imagination débordante ainsi que les thématiques souvent pénétrantes et métaphysiques qui traversent toutes les créations de l'auteur américain.
Intitulé "Total Recall et autres récits", ce volume peut encore être trouvé chez les bouquinistes sous un autre intitulé dans des éditions antérieures : «Minority Report», du nom de la nouvelle débutant l'ensemble des textes ici présents et qui fut, à l'instar de quelques autres, le prétexte très librement interprété d'un film du même nom avec Tom Cruise comme acteur principal.
Neufs nouvelles composent donc cet ouvrage :
- Rapport minoritaire (1956) où le fait d'avoir une connaissance même imparfaite de l'avenir est susceptible de le changer, à travers les dons divinatoires de trois êtres monstrueux, les précogs, et les mésaventures déroutantes du chef de l'agence "Précrim" qui les emploie,
- Un jeu guerrier (1959), récit très subtil et d'un humour assez grinçant prenant prétexte de jeux pour enfants fabriqués par un consortium extra-terrestre en attente de validation pour démonter certains aspects du fonctionnement de la propagande, de la psyché humaine, etc. Une des meilleures découvertes de ce recueil,
- Ce que disent les morts (1964), une quasi novella au cours de laquelle les renversements de situation sont légions et nous font réfléchir sur l'idée de dieu, sur la folie des hommes, sur leur désir d'éternité, sur la trompeuse réalité, etc, où l'on retrouve en germe (la nouvelle lui est antérieure) grand nombre de thématiques et d'astuces (encore très maladroitement exploitées ici : l'ensemble manque de rythme, est souvent laborieux et se perd dans des détails que le style blanc, essentiellement efficace et sans recherche esthétique particulière de l'auteur, ne permet guère de mettre en valeur) qui feront le succès retentissant et mérité du chef d'oeuvre de Philip K. Dick, Ubick,
- Ah, être un Gélate... (1964) où l'on retrouve les interrogations dickienne sur l'identité, l'intimité, la psyché de l'individu ; sur la propension des êtres à s'avérer doubles (n'oublions pas qu'une schizophrénie fut, un temps, diagnostiquée chez Philip K. Dick. Bien que faux, ce diagnostique marqua son auteur). La nouvelle peut tout aussi bien être lue comme un diatribe ironique contre le racisme. En filigrane enfin, à l'instar de plusieurs nouvelles de ce livre, la guerre froide, les affrontements possibles ou imaginaires entre deux mondes qui refusent de se côtoyer et de ce comprendre, les USA capitalistes et la Russie soviétique, ainsi que les interpénétrations insolubles que cet affrontement ne fut pas sans provoquer. Un petit texte mineur mais très plaisant du fait de cette drôlerie mordante et à contre-pied dont l'auteur de Blade Runner était friand, lorsqu'il n'était pas seulement sombre et angoissant,
- Souvenirs à vendre (1966) dont le titre exact est «we can remember it for your wholesale» et qui fut abrégé au cinéma sous son intitulé le plus connu aujourd'hui de "Total Recall". On y retrouve le thème préféré de l'auteur, à savoir l'impossibilité de savoir avec certitude ce qu'est la réalité, à travers l'expérience d'un monsieur tout le monde, du moins en apparence, mais qui s'avère, bien malgré lui et en dépit de son absence de souvenir, détenteur d'un premier puis d'un second (très inattendu) secrets susceptibles, d'abord, de changer le cours de son existence personnelle puis, dans un second temps, celui de la terre toute entière ! Comme souvent, la nouvelle n'a qu'un rapport lointain avec le film qui s'en inspira mais elle est d'une efficacité infernale et d'un réel bonheur de lecture,
- La foi de nos pères (1967) pourra, en partie, évoquer certains aspects du grand roman uchronique de K. Dick, Le maître du haut château, elle rappellera la fascination de l'auteur pour les sociétés d'extrême-Asie (ici, la Chine), nous parlera, une fois encore, de l'affrontement est-ouest, remporté ici, semble-t-il, par le monde communiste, évoquera l'idée de dieu (avec, semble-t-il, un hommage à peine déguisé aux monstrueuses divinité d'H.P. Lovecraft que notre auteur admirait), l'ensemble étant vu à travers le(s) regard(s) d'un apparatchik de la génération montante de ce pouvoir universel nouveau. On y lira avec beaucoup d'intérêt le démontage de la propagande soviétique de l'époque, des discours aussi interminables qu'obligatoires du meneur (on a ici un subtil mélange du Fidel Castro de la "grande époque", pour la longueurs des interventions publiques, et du "grand timonier" Mao Tsé Toung comme figure du dictateur rouge venu de Chine) et du caractère kafkaïen de l'ensemble. N'était la fin, assez déroutante tout autant que décevante, cette nouvelle est un véritable régal à placer dans la lignée d'un 1984 de Georges Orwell, mais avec une tonalité décidément très dickienne, oppressante et noire. Dommage que K. Dick n'ait pas persisté pour faire de cette thématique un roman dystopique un peu plus vaste et roboratif à sa manière si personnelle. Peut-être y en a-t-il un peu dans "La Vérité avant-dernière" ?
- La fourmi électrique (1969) reprend, à travers la découverte fortuite (un simple accident de la circulation) faite par un robot de son inhumanité, la thématique hautement dickienne de la perception de chaque individu par lui-même et, parallèlement, de sa perception platonicienne du monde qui l'entoure (celle "découverte" et explicitée par Platon dans La République et son mythe de la caverne) ou, devrait-on dire, de l'invention perpétuelle qu'il peut en faire... Jusqu'à la folie et même la mort lorsqu'on s'aperçoit que tout n'est qu'illusion. Ici, les robots n'ont pas grand chose à voir avec ceux d'Asimov et se situent essentiellement dans une perspective tournée vers ses aspects métaphysiques plutôt que vers les répercussions scientifiques et étiques de cette thématique qui traverse, depuis presque un siècle et leur "invention" par un auteur tchèque, Karel Čapek, les littératures de l'imaginaire,
- Nouveau modèle (1953) inspira le film de SF des années 90' "Planète hurlante" (lui aussi "très librement inspiré" de cette nouvelle). Il s'agit encore ici de l'affrontement est-ouest, un temps sur le point d'être remporté par les russes (bien que les destructions de part et d'autre n'en fasse guère qu'une victoire à la Pyrrhus) mais qu'une invention terrible des américains, les "griffes" va totalement retourner... Jusqu'à un point de non retour horrifique où il semble que tout le monde finisse par perdre, en définitive, à l'exception de ces fameuses griffes... Encore que, peut-être même pas toutes d'entre elles ! Rondement mené malgré une conclusion décevante parce que trop attendue, Philip K. Dick fait une fois oeuvre ici de cet humour acide et noir qui rend nombre de ses textes même un peu secondaire non seulement convainquant mais franchement au-dessus du lot habituel,
- L'imposteur (1953) est une autre nouvelle consacrée à l'affrontement de deux mondes que tout oppose et n'ayant de désir que la destruction définitive de l'adversaire. Texte lui aussi un peu secondaire, Philip K. Dick y déroule tout de même ses thèmes préférés : l'impossibilité de se connaître vraiment (le personnage principal est un robot tueur ayant pris la place d'un humain à des fins destructrices... mais qui n'en a lui-même pas le moindre souvenir et est absolument persuadé être l’authentique !), la dualité des êtres, le caractère belliqueux de l'individu, etc.
Il n'y a jamais directement de dénonciation politique chez K. Dick (de ce point de vue, il n'est en aucun cas un Georges Orwell américain), pour autant l'auteur nous fait part de ses angoisses d'un monde autoritaire, privé des libertés élémentaires, de la liberté de parole, d'information et de communication, de sa préoccupation profonde et anxieuse à l'égard des manipulations, d'où qu'elles viennent, (ce que l'on retrouve dans La foi de nos pères, Jeu de guerre ainsi que Ce que disent les morts,) et qu'il relie sans cesse à notre propre propension intime à manipuler la réalité pour nous-mêmes, à imaginer le monde à notre image ou selon nos besoins, nos désirs.
Ainsi se rejoignent, pour le plaisir du lecteur tout autant que comme questionnements faisant appel à son intelligence, deux concepts fondamentaux qui traverseront toute son oeuvre : qu'est-ce que le réel (ou, pourrait-on préciser : le réel est-il réel ?) et qui sommes-nous vraiment ?
Deux interrogations profondément philosophiques que Philip K. Dick tentera d'illustrer, à sa manière, à travers un style sans doute pas des plus éloquents ni poétiques mais d'une efficacité inouïe et, surtout, via une mise en forme d'une incroyable richesse imaginative et narrative qui portera haut ces rivages de la Science-Fiction des - pour résumer - trente glorieuses, jusqu'à en faire l'un des phares inimitables et quasi indépassable de ce genre si souvent galvaudé et injustement méprisé. Il suffit pourtant de relire, pour n'en prendre qu'un seul, Ubik afin de comprendre comme cet homme-là n'est pas le premier écrivain venu...
Alors, sans doute ce recueil ne rassemble-t-il pas que des chef d'oeuvres du maître - avec tout de même pas moins de trois motifs à films hollywoodiens ! -mais c'est cependant une excellente porte d'accès à son imaginaire et à ses thème récurrents. Qui s'en plaindrait ?
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