Citations de Philippe Grimbert (344)
A l'origine, nous dit la Bible, Adam et Eve ne s'embarrassaient pas de ce voile [qui cache et révèle à la fois] : c'est lorsque leur nudité leur sera révélée que, soudain honteux, ils la couvriront...
Mais sur les murs de la Chapelle Sixtine où figure le péché originel, la troublante proximité du visage de la première femme avec le sexe de son compagnon nous indique, sous le pinceau de Michel-Ange, où résidait pour le peintre la véritable nature du fruit défendu...
(p. 34)
(La photo de Simon figure dans le "Mémorial des enfants juifs déportés de France" édité par Serge Klarsfeld)
Des années après que mon frère avait déserté ma chambre, après avoir mis en terre tous ceux qui m'étaient chers, j'offrais enfin à Simon la sépulture à laquelle il n'avait jamais eu droit. Il allait y dormir, en compagnie des enfants qui avaient connu son destin, sur cette page portant sa photo, ses dates si rapprochées et son nom, dont l'orthographe différait si peu du mien. Ce livre serait sa tombe.
L'enfant a toujours l’intuition de son histoire.
Si la vérité lui est dite, cette vérité le construit.
Françoise Dolto
Mando et moi nous précipitions l'un vers l'autre, le coeur battant. Très vite, nous avions su que nous allions devenir inséparables, mais, au contraire des filles, les petits garçons ne se disent jamais qu'ils s'aiment : ils se donnent des tapes dans le dos, se poursuivent, se bagarrent. C'est ce que nous faisions (...). (p.14-15)
Le mal se répand, en quelques mois les valeurs s'inversent et les figures jusque là familières deviennent l'incarnation du danger. Ceux qui assuraient la sécurité, réglaient la circulation, tamponnaient les papiers officiels, deviennent les auxiliaires zélés d'un projet implacable, fonctionnaires dont la simple signature peut bouleverser un destin. L'ennemi n'est plus seulement reconnaissable à ses uniformes vert-de-gris, à ses longs imperméables, il peut aussi se dissimiler sous les manches de lustrine des employés de mairie, sous la pélerine des sergents de ville, sous l'autorité des préfets et jusque dans le regard amical des voisins.
Et nous voilà repartis, Mando et moi, le couple d'explorateurs du continent perdu. Mais notre gémellité s'est inversée : à l'image du roi d'un jeu de cartes, une barre opaque nous sépare, l'un devenu l'envers de l'autre. Côté lumière, je tends les bras vers ma part d'ombre, tête renversée, qui menace à tout moment de m'échapper. Comment reçoit-il mes paroles, si seulement elles lui parviennent, quand les siennes sont devenues compactes, pétrifiées, pesant de tout leur poids ?
Nous avons laissé un peu de chair sur la terre de notre enfance, un de nos cheveux entre les pierres d'un chemin, des fragments de notre peau sur l'écorce d'un arbre, un soupçon de larmes ou de sang sur le sol d'un jardin. Des fleurs s'y sont nourries de notre mémoire. En retrouverait-on la trace, preuve de notre passage en ces lieux?
Simon et Hannah, effacés à deux reprises : par la haine de leurs persécuteurs et par l'amour de leurs proches.
Et c'est Louise qui m'avait fait le rencontrer. Il fallait bien qu'un jour ou l'autre son fantôme apparût dans cette brèche, qu'il surgît de ces confidences. Ma découverte du petit chien en peluche l'avait arraché à sa nuit et il était venu hanter mon enfance.
Fils unique, j'ai longtemps eu un frère. Il fallait me croire sur parole quand je servais cette fable à mes relations de vacances, à mes amis de passage. J'avais un frère. Plus beau, plus fort. Un frère aîné, glorieux, invisible.
Ce que nous croyons découvrir, nous l'avons toujours su. On n'oublie rien, ni l'éclair de lassitude, ni le mot chuchoté derrière la cloison ou la pâleur entrevue d'une peau. Nous n'avons jamais chassé de notre mémoire ces quelques syllabes, nous avons gardé au plus profond de nous ce geste regretté : c'est de cette part aveugle que nous dépendons, vivante, insistante, c'est elle qui a décidé de notre destinée.
Irène éprouvait pourtant une haine solide du mensonge, une aversion qui l'avait tenue à l'écart de toute affabulation, jusqu'à aujourd'hui. (p. 76)
Levant les yeux il aperçut la petite robe. Une seule robe, accrochée à un cintre au centre de la vitrine sur un fond de papier vert d'eau. Une robe d'enfant, parfaitement blanche, taillée comme une chasuble, avec trois roses à l'empiècement, semblables à celles qui émergeaient des pots. Trois boutons délicats qui donnaient naissance à des plis plats poursuivant leur chemin jusqu'à l'ourlet du bas. Le tissu avait la légèreté et la transparence d'un voile de lin, il en respirait la fraîcheur.
De ce jour j'ai marché dans son ombre, flotté dans son empreinte comme dans un costume trop large.
"René tenait à être insinéré. J'ai respecté sa volonté et j'ai commandé une urne pour recueillir ses chères cendres. Mon mari aimait beaucoup la lecture, alors cette urne, en forme de livre, je l'ai installée sur ma table de nuit, afin de pouvoir lui parler avant de m'endormir."
une thérapie à l'américaine, dans ce Manhattan où aucune personnalité ne prend de décision sans avoir auparavant consulté son médecin, son avocat et son psychanalyste !
De ce jour, j’ai marché dans son ombre, flotté dans son empreinte comme dans un costume trop large. Il m’accompagnait au square, à l’école, je parlais de lui à tous ceux que je rencontrais. A la maison, j’avais même inventé un jeu qui me permettait de lui faire partagé notre existence : je demandais qu’on l’attende avant de passer à table, qu’on le serve avant moi, que l’on prépare ses affaires avant les miennes au moment du départ en vacances. Je m’étais créé un frère derrière lequel j’allais m’effacer, un frère qui allait peser sur moi, de tout son poids.
Peu à peu, au fil de leurs rencontres, la championne invulnérable lui dévoile sa fragilité et ses doutes. Sous la statue il voit poindre la petite fille. Au bout de quelques semaines il ne peut plus se passer de sa présence. Ils se fréquentent en dehors du club, au volant de sa décapotable il l'emmène découvrir ses coins préférés de la capitale : la Concorde sous la pluie, le charme provincial de la place Furstenberg, le marché d'Aligre, le petit cimetière de campagne qui entoure l'église de Charonne.
Je serais bien aller m'enfermer pour échapper à ces images. L'une d'elle m'a rivé à mon siège : celle d'une femme qu'un soldat en uniforme tirait par un pied pour la précipiter dans une fosse déjà comble. Ce corps désarticulé avait été une femme. Une femme qui avait couru les magasins, contemplé dans un miroir la ligne élégante de sa nouvelle robe, une femme qui avait remis en place une mèche échappée de son chignon : elle n'était plus que cette poupée disloquée, traînée comme un sac et dont le dos rebondissait sur les cailloux d'un sentier.
Quand il m'arrivait de me brouiller avec mon frère je me réfugiais auprès de mon nouveau compagnon, Sim. Oú étais-je allé lui chercher ce nom? Dans l'odeur poussiéreuse de sa peluche? Au détour des silence de ma mère, dans la tristesse de mon père? Sim, Sim ! Je promenais mon chien dans l'appartement et je ne voulais rien savoir du trouble de mes parents, lorsqu'il m'entendaient l'appeler.