Diffusée sur France Culture tous les samedis de 17h à 18h, l'émission de Matthieu Garrigou-Lagrange intitulée "Une vie une oeuvre", se consacrait le 29/09/2012 à dresser un portrait de l'écrivain allemand, W. G. Sebald. Par Christine Lecerf. Réalisation : Jean-Claude Loiseau. Winfried Georg Sebald naît dans un petit village retiré de Bavière, quand les bombes pleuvent sur lAllemagne.Trop petit pour se souvenir mais incapable doublier, Sebald ne cessera de sattaquer aux troubles de la mémoire allemande et à ses ravages dans les têtes et dans les corps, comme il lécrira dans son essai manifeste "De la destruction", publié en 1999. Dès lâge de vingt deux ans, Sebald sexile volontairement en Angleterre, dabord à Manchester, puis à Norwich, où, jusquà sa mort tragique dans un accident de voiture, à lâge de 57 ans, il enseigne et commente les uvres de ses auteurs de prédilection, comme Kafka, Walser ou Bernhard.
Chercheur de traces, Sebald se met à arpenter le paysage et à collectionner les vieilles cartes postales pour écrire ses propres livres. "Les émigrants", "Les anneaux de Saturne", "Austerlitz" sont tous des objets inclassables dans le paysage littéraire : montage de texte et dimages, télescopage dépoques et de lieux, qui réveille les mémoires.
Portrait d'un promeneur mélancolique qui chassait les souvenirs comme on chasse les papillons.
Avec :
Romain BONNAUD, créateur du blog Norwich consacré à Sebald
Ulrich von BÜLOW, directeur du fonds Sebald aux Archives de Marbach
Lucie CAMPOS, auteur de « Sebald, fictions de laprès »
Patrick CHARBONNEAU, traducteur de Sebald
George Arthur GOLDSCHMIDT, traducteur et écrivain
Muriel PIC, auteur de « Sebald, limage papillon »
Ruth VOGEL-KLEIN, spécialiste de luvre de Sebald
Marie, amie d'enfance de Sebald
Textes lus par Stéphane Valensi
Archives
Entretien de W.G.Sebald avec Michael Silverblatt, 6 décembre 2001, KCRW
Sebald lit "Les émigrants", Hoergold, 2000
Theresienstadt, ein Dokumentalfilm von Kurt Gerron, 1944
Liens
Blog français « Norwich » consacré à Sebald : http://norwitch.wordpress.com
Blog allemand Sebald : http://www.wgsebald.de/werke.html
Archives de Marbach : http://www.dla-marbach.de/
Bibliographie
Lucie CAMPOS, Coetzee, Kertesz, Sebald, fictions de laprès, Classiques Garnier, 2012
George Arthur GOLDSCHMIDT, L'esprit de retour, Seuil, 2011
Muriel PIC, Sebald limage papillon, Les presses du réel, 2009
Ruth VOGEL KLEIN, W.G. Sebald / Mémoire, Transferts, Images, in "Recherches Germaniques" n°2, 2005
Thèmes : Arts & Spectacles| Littérature Etrangère| Allemagne| Mémoire| Winfried Georg Sebald
Source : France Culture
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Durant la dizaine de jours que j'ai passés à Vienne, je n'ai rien vu, je ne suis entré nulle part, sinon dans les cafés et les bistrots, et en dehors des serveuses et des garçons, je n'ai parlé à personne. J'ai seulement dit quelques mots, s'il m'en souvient bien, aux choucas des jardins de l'Hôtel-de-Ville, et à un merle tête blanche attiré avec les choucas par ma grappe de raisin et que j'ai appelé en secret Simurgh.
Ce genre d'intuitions me viennent immanquablement en des lieux qui appartiennent davantage au passé qu'au présent. Par exemple, lors de mes pérégrinations en ville, je jette quelque part un coup d’œil dans l'une de ces cours intérieures où rien n'a changé depuis des décennies, et je sens, physiquement presque, le cours du temps se ralentir dès qu'il entre dans le champ de gravitation des choses oubliées. Tous les moments de notre vie me semblent alors réunis en un seul espace, comme si les événements à venir existaient déjà et attendaient seulement que nous nous y retrouvions enfin, de même que, une fois que nous répondons à une invitation, nous nous retrouvons à l'heure dite dans la maison où nous devions nous rendre. Et ne serait-il pas pensable, poursuivit Austerlitz, que nous ayons aussi des rendez-vous dans le passé, dans ce qui a été et qui est déjà en grande part effacé, et que nous allions retrouver des lieux et des personnes qui, au-delà du temps d'une certaine manière, gardent un lien avec nous ?
(Pp. 302, 304)
À présent, dit-elle, regardant en arrière, elle voyait bien que l'histoire n'était faite de rien d'autre que du malheur et des affections qui déferlent sur nous, sans trêve ni repos, comme les vagues sur le rivage de la mer, si bien, dit-elle, que tout au long de nos jours terrestres nous ne vivons pas un seul instant qui soit véritablement exempt de peur.
Adela, dit Austerlitz ; elle est restée la même à mes yeux, aussi belle qu'elle était alors. Souvent, à la fin des longues journées d'été, nous jouions ensemble au badminton dans la salle de bal désaffectée depuis la guerre, tandis que Gerald soignait ses pigeons avant la nuit. Le volant allait et venait au gré des coups de raquettes. La trajectoire qu'il parcourait en sifflant, repartant à chaque fois dans l'autre sens sans qu'on ait su vraiment comment, dessinait dans le crépuscule une traînée blanche et Adela, je l'aurais juré, flottait dans l'air, à quelques pouces au-dessus du parquet, plus longtemps que ne l'eût autorisé la loi de la pesanteur. Après la partie nous restions la plupart du temps quelques minutes dans la salle, à contempler jusqu'à ce qu'elles disparaissent les ombres mouvantes d'une aubépine que dessinaient, sur le mur opposé de la fenêtre en ogive, les derniers rayons du soleil rasant. Les motifs déliés alternaient sans trêve sur la surface claire ; fugaces, instables, ils s'évanouissaient aussitôt nés ; et pourtant cette dentelle d'ombre et de lumière incessamment recomposée évoquait des paysages de montagne avec leurs rivières gelées et leurs champs de glace, de hauts plateaux, des steppes, des étendues désertiques, des éclosions de fleurs, des îlots, récifs de corail, archipels et atolls, des forêts ployant sous la tempête, des herbes graciles et des fumées chassées par le vent. Et un jour que nous regardions ensemble le monde qui lentement s'obscurcissait, Adela me demanda, en se penchant vers moi, il m'en souvient : vois-tu les palmiers, vois-tu la caravane qui chemine là-bas dans les dunes ?...
Plusieurs fois il est également arrivé, dit Austerlitz, que des oiseaux égarés dans la forêt de la Bibliothèque aient foncé sur les arbres se reflétant dans les vitres et soient tombés raides morts après un choc sourd. Assis à ma place dans la salle de lecture, j'ai souvent réfléchi au lien qui existe entre de tels accidents imprévisibles, comme la chute mortelle d'une créature qui s'est écartée de sa voie naturelle ou encore les symptômes récurrents de paralysie affectant le réseau informatique, d'une part, et la conception d'ensemble, cartésienne, de la Bibliothèque nationale, de l'autre ; et j'en suis arrivé à la conclusion que dans chacun des projets élaborés et développés par nous, la taille et le degré de complexité des systèmes d'information et de contrôle qu'on y adjoint sont les facteurs décisifs, et qu'en conséquence la perfection exhaustive et absolue du concept peut tout à fait aller, et même, pour finir, va nécessairement de pair avec un dysfonctionnement chronique et une fragilité inhérente. Pour ce qui me concerne, du moins, moi qui ai consacré une grande partie de ma vie à étudier dans les livres et me sens presque comme chez moi à la Bodleian, au British Museum et dans la rue de Richelieu, cette gigantesque nouvelle Bibliothèque censée être, selon une expression horrible qui maintenant fait florès, le sanctuaire de tout notre patrimoine écrit, a prouvé son inutilité dans l'enquête que j'effectuais pour retrouver les traces de mon père qui se perdent à Paris (pp. 328-329).
Comme pour tant d'autres choses, dit Austerlitz, je ne saurais décrire exactement l'état dans lequel je me retrouvai alors ; c'était un tiraillement que je ressentais, une honte et un chagrin, ou je ne saurais dire quoi d'autre d'inexprimable, parce que les mots manquent, de même qu'ils m'avaient manqué lorsque étaient venus vers moi ces deux étrangers dont je ne comprenais pas la langue. Je me rappelle qu'en voyant le garçonnet assis sur son banc, je réalisai, au travers de ma sourde torpeur, à quel point l'état d'abandon dans lequel j'avais vécu durant ces nombreuses années, avait été destructeur et je me rappelle aussi qu'une terrible fatigue me gagna à la pensée de n'avoir jamais été véritablement en vie ou de ne naître que maintenant, pour ainsi dire à la veille de ma mort. Sur les raisons qui, à l'été 1939, avaient poussé le prédicateur Elias et sa pâle épouse à me recueillir chez eux, je ne peux qu'émettre des suppositions dit Austerlitz.
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De Pilsen, où nous fîmes un assez long arrêt, je me rappelle seulement, dit Austerlitz, que je suis descendu sur le quai et que j'ai photographié le chapiteau d'un pilier en fonte parce qu'il avait déclenché en moi un phénomène de réminiscence. Cependant, ce qui m'inquiétait à sa vue, ce n'était pas la question de savoir si ce chapiteau aux formes compliquées, rongé par une pellagre brunâtre, s'était effectivement incrusté dans ma mémoire lorsqu'à l'époque, à l'été 1939, j'étais passé par Pilsen avec le transport d'enfants, mais bien plutôt l'idée, en soi ridicule, qui m'avait traversé l'esprit, que ce pilier, ayant accédé en quelque sorte par les squames recouvrant sa surface au règne du vivant, ait pu se souvenir de moi, et si l'on peut dire, dit Austerlitz, porter témoignage de ce que moi-même je ne savais plus.
Babel (poche), 2013 - p. 261 / Publié en 2001, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002.
C'est pourquoi on ne devrait, conseille Beyle, acheter aucune gravure des beaux points de vue ou perspectives que l'on découvre en voyageant. Car une gravure a tôt fait d'occuper tout le champ du souvenir et l'on peut même dire, ajoute-t-il, qu'elle finit par le détruire.
La température de leur corps est alors de trente-six degrés, comme celle des mammifères, des dauphins et des thons au meilleur de leur activité. Trente-six degrés, dit Alphonso, est le point qui, dans la nature, s'est toujours avéré le plus favorable, une sorte de seuil magique, et il lui était arrivé de songer, pour reprendre les termes de ses propos, dit Austerlitz, il lui était arrivé de songer que tout le malheur des hommes venait de ce que, à un moment donné, ils s'étaient écartés de cette norme, s'étaient échauffés et vivaient en permanence dans un léger état fiévreux. Par cette nuit d'été, dit Austerlitz, jusqu'à la pointe du jour, nous sommes restés assis dans cette combe au-dessus de l'embouchure du Mawddach et nous avons observé la centaine de milliers de papillons nocturnes, selon l'estimation d'Alphonso, venus danser autour de nous leur ballet virevoltant. Admirées surtout par Gerald, les diverses stries lumineuses qu'ils semblaient laisser derrière eux, traits, boucles et spirales, n'avaient en réalité aucune existence, avait expliqué Alphonso, elles n'étaient que traces fantômes dues à la paresse de notre oeil, qui croit encore voir un effet rémanent à l'endroit d'où l'insecte, pris une fraction de seconde sous l'éclat de la lampe, a déjà disparu. C'était à ces genres de phénomènes factices, à ces irruptions de l'irréel dans le monde réel, à certains effets de lumière dans un paysage étalé devant nous, au miroitement dans l'œil d'une personne aimée, que s'embrasaient nos sentiments les plus profonds, ou du moins ce que nous tenions pour tels.
Le pêcheur apparaît dans l'encadrement de la porte et descend aussitôt avec nous le jardin en pente avec ses dahlias resplendissants, jusqu'à la Saale où nage dans l'eau une grande caisse de bois dans laquelle il prend les barbeaux un par un. Quand nous les mangeons le soir, nous n'avons pas le droit de parler, à cause des arêtes, et devons rester nous-mêmes muets comme des poissons. Je ne me suis jamais vraiment sentie à l'aise au cours de ces repas et les yeux chavirés des poissons m'ont souvent suivie du regard jusque dans mon sommeil.