CONNAISSANCE DES ARTS, septembre 2020 -
Valérie Bougault :
« Nature inquiète, tourmentée d'infini… », notait le pertinent
Octave Mirbeau à propos de
Paul Gauguin. On l'admet volontiers, mais de quel infini s'agit-il ? On le sait anticlérical, violemment opposé aux autorités ecclésiastiques des Marquises, volontiers goguenard vis-à-vis des croyants, ennemi de Dieu, cet être « tout petit et mesquin », méchant et injuste. Athée, pourtant, ne signifie pas sans aucune attirance pour la religion et le sacré. C'est la thèse de
Christian Jamet, proposant un angle de vue novateur sur l'oeuvre de
Paul Gauguin qu'il décrit fasciné par la foi et ses mystères, fortement inspiré par les croyances, leur symbolique et leurs légendes. On refait, à cette lumière, le parcours du peintre : élève du petit séminaire d'Orléans, marqué par la structure de pensée de la théologie catholique, lecteur assidu de Renan, « un culte en remplace un autre », arpenteur des terres bretonnes couvertes de calvaires, ami de Sérusier, le Nabi, qui l'initie à la théosophie, observateur attentif du culte tahitien, mais toute sa vie inspiré par la figure de Jésus, Gauguin a le génie du syncrétisme. Peut-être parce qu'il garde « une veine mystique dans les assises de son moi ». Magnifiquement imprimé (et l'on sait combien il est difficile de reproduire le raffinement coloré de la peinture de Gauguin), cette plongée dans l'univers sensible de l'artiste se lit comme un roman. Que demander de mieux ? V. B.
LE JOURNAL DES ARTS, 26 avril 2020 - Elisabeth Santacreu
"La part intellectuelle de Gauguin " (extrait)
« On a souvent fait de Gauguin une figure écrasante s'appropriant les influences qu'il a pu subir sans leur reconnaître l'importance qu'elles ont eue. Or Gauguin a écrit ce qu'il pensait de «
La Vie de Jésus » d'
Ernest Renan (1863) et tout montre qu'il l'a lue avec attention. Il s'est aussi imprégné des philosophies et des spiritualités qui foisonnaient dans le dernier quart du XIXe siècle. Il a discuté de Hegel et médité sur son « Esthétique », lu
Eliphas Lévi, adhérant à son concept d'androgynie primitive et s'est passionné pour la théosophie d'
Emanuel Swedenborg, comme ses amis artistes Ranson et Sérusier. Sur un autre point,
Christian Jamet nous invite encore à changer de point de vue. Les biographes essentiellement attentifs à l'évolution purement picturale de l'artiste mentionnent Meijer de Haan comme un peintre secondaire, compagnon potentiellement riche de Gauguin au Pouldu. Il serait, en somme, le comparse qui payait l'hôtel et servait de modèle à l'occasion. En réalité, dans les années 1889-1890, le peintre a beaucoup appris de cet érudit, « lecteur de Carlyle, de Milton, de
Spinoza, d'Uriel da Costa », note l'auteur qui fait de lui « le diable porteur de lumière ». de leurs discussions, de l'analyse par Gauguin des différentes cosmogonies, religions et philosophies, naîtra toute la suite de son art que l'on voit s'infléchir en Bretagne vers l'interprétation du christianisme, puis à Tahiti et aux Marquises, à la recherche d'une religion primordiale partagée à l'origine par tous les humains.
L'épisode raconté par le peintre dans « Noa Noa » (version de 1893) hâtivement interprété (et dans un premier temps par Gauguin lui-même) comme la manifestation d'une homosexualité latente, prend tout son sens lorsque
Christian Jamet l'étudie. L'artiste a, en réalité, vécu (sublimé ?) cette très brève attirance comme la preuve de l'androgynie primitive de l'être humain. de même, l'analyse détaillée de « D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » met l'oeuvre en relation avec le travail littéraire sur l'éducation catholique et une tentative de suicide aux motivations plus ontologiques que circonstancielles. Une invitation à (re)lire les écrits de l'artiste et à le considérer d'un oeil neuf."