Imaginez que vous rencontrez un type et que, une chose entrainant une autre, vous commenciez à refaire le monde. Enfin, surtout lui, parce que, quelques minutes à peine à l'écouter et vous percevez bien que ce mec, c'est une véritable bibliothèque ambulante. Pas de celles, classiques et humanistes que la poussière des ans anoblit et légitime, mais celles, bien plus rock et cosmopolites qui explorent les enjeux contemporains internationaux sur le plan économique, politique, social, écologique, biologique et j'en passe.
Achille Mbembe, puisque le type, c'est lui, est un puit de sciences. Et vous, vous titubez sous les seaux de savoirs qu'il vous déverse sur la tête à une vitesse étourdissante, chaque paragraphe contenant le condensé de quatre ou cinq articles universitaires ou essais dument cités en bas de page.
Mais à quel propos, me demanderez-vous ? A propos du monde comme il va et de la manière dont on pourrait le penser pour qu'il aille mieux. Tout simplement « proposer, à partir de l'Afrique, une saisie intelligible des principales forces de transformation du vivant à l'âge de la planétarisation. » comme l'indique l'avant-propos.
Dès le début, la démarche a ceci de très séduisant et d'ardu qu'elle envisage la totalité du vivant sans le segmenter à un seul champ disciplinaire ou le contenir dans une seule grille interprétative. Embrassant l'intégralité du réel, de la terre aux microbes, de la technologie des algorithmes aux humains,
Achille Mbembe propose d'opposer à une logique coloniale et capitaliste un retour aux cosmogonies animistes africaines anté-coloniales et de tremper nos raisonnements dans une conception du monde qui ne doive rien à l'universalisme de surplomb, eurocentré dont il rappelle les ravages tant sur le plan environnemental que sur la hiérarchisation des vivants (ceux qui peuvent vivre à l'abri et ceux dont les vies servent à alimenter la sécurité des autres), la monétisation et la calculabilité rentable de tout ce qui existe sur terre.
Jouant sur les analogies de fonctionnement, les métaphores structurelles il réfléchit par exemple sur les frontières, la manière dont la biométrique fonde le droit à passer tel ou tel territoire sur un couplage entre technologie et identité, la façon dont le risque, le rêve d'une sécurité sont utilisés comme un outil de gestion des populations afin que certaines soient confinées à un lieu de non droit quand d'autres ont libre circulation et que d'autres encore sont contraintes de subir émanations toxiques, vie de déchets pour produire de quoi alimenter le confort des deuxièmes. Un corps ne vaut pas l'autre : la frontière comme manière de classer ceux qui méritent de vivre et ceux qui ne sont que matière première. Frontière et vente d'organes, frontières et migrations, frontières et « régimes inégaux de mobilité ». Et surplombant ces enjeux de territoires et de circulation, les grandes plateformes internationales de la « tech » qui sont détachés de leur pays d'origine, s'appuient sur des ressources en minerais extraites dans des conditions de pollution extrêmes, condamnent l'ensemble des vivants à être débiteur de ressources à jamais dilapidées, alimentent un système où seul compte le prix attribué à chaque pan du réel. Face au désastre écologique, humain, à l'épuisement des ressources, à l'escalade sécuritaire qui engendre, dans un apparent paradoxe, plus de violence et de danger, comment fait-on ?
On mise sur «
la communauté terrestre », cet « en-commun » qui se réclame d'
Edouard Glissant. On oublie l'illusoire clôture sur soi « que celle-ci prenne la forme d'une clôture territoriale, nationale, ethno-raciale ou religieuse ». On fonde notre rapport au monde sur une soif de connaissance valorisant « l'enchevêtrement et des relations entre une multiplicité de foyers », on s'efforce de voir le réel à partir de plusieurs mondes à la fois, prenant en compte la perspective différente qu'a chacun des autres vivants. On fonde ainsi une communauté terrestre incluant tous les vivants sans hiérarchie, se détachant de toute appropriation, cultivant à la place des liens en résonnance avec l'ensemble du vivant. Une éthique du détachement qui relie, un partage du souffle primordial dans une économie psychique et physique du don, contre-don, de la dette non monétisable, par définition insolvable et alimentant le principe même du mouvement, de la vie.
Bien. Tout ceci est passionnant, exaltant, inspirant. La puissance intellectuelle nécessaire pour embrasser et dépasser tous les aspects segmentés de notre monde est admirable. Mais parfois, tout de même, à la lecture, on a un peu l'impression que l'auteur est une bibliothèque ambulante, certes, mais sous mescal ou LSD. La démonstration s'emballe souvent, l'auteur se cite lui-même, reprend une pensée déjà énoncée. Lorsqu'on croit tenir un fil, il se dérobe avant toute conclusion et le propos s'oriente vers une autre illumination aux allures presque prophétiques. Il arrive aussi qu'
Achille Mbembé soit sûr de son fait au point de poser des phrases du genre « Cet autre stade de l'humanité a pour nom la seconde création » Dans une forme ramassée d'hypotypose (coucou Isa !), notre auteur voit les délires qu'ils prêtent à ceux qui s'égarent et croient qu' « à l'être de glaise de la première création condamné à retourner à la poussière succédera (…) un être synthétique fait de multiples appareillages ». Et d'un coup d'un seul, il embraye juste après sur une définition du vivant laquelle convie l'imaginaire, le langage et « les dispositifs ostéo-musculaires ». Vouf ! la bibliothèque et nous sommes sur un radeau et y a du courant !
Ce qui n'empêche pas d'avoir l'impression de faire du sur place aussi. Les axes structurants la pensée d'
Achille Mbembé reviennent régulièrement, à la manière de thèmes musicaux peut-être, imprègnent la pensée par leurs passages répétés. Ca a le mérite de nous permettre de mieux comprendre au deuxième ou troisième passage. Ou de nous reposer le temps qu'il radote. Mais ça ne plaide pas pour un contenu rigoureusement organisé. Plutôt une soirée bien arrosée dans une librairie possédant la licence IV avec un compagnon enthousiaste.
Si on cherche ses repères dans une démonstration logique et organisée, on peste. Si on accepte qu'une réflexion philosophique ne réponde pas à la seule rationalité cartésienne et que certaines fulgurances peuvent, même en ce genre, être porteuses, si on délaisse « les haleurs », on se baignera peut-être, à la manière de Rimbaud dans le « bateau ivre » que cet essai m'évoque indiscutablement, dans ses effets au moins « dans le Poème de la mer, infusé d'astres, et lactescent, dévorant les azurs verts ». Ainsi, on contribuera peut-être à faire advenir cette nécessaire et utopique « communauté terrestre ». Ca vaut sans doute le coup de lâcher !