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EAN : 9782365331159
160 pages
Asphalte (25/08/2022)
3.5/5   37 notes
Résumé :
Né sous le tsar, mort en 1993, Lev Thérémine a été soldat de l’Armée rouge, a rencontré Lénine, est parti à la conquête des États-Unis, a connu la fortune… et le goulag. En 1920, cet ingénieur russe de génie a conçu un instrument de musique avant-gardiste, le seul dont on joue sans le toucher : le thérémine. Au seul mouvement des mains, l’électricité se met à chanter, produisant un son étrange, comme venu d’ailleurs. De Hitchcock aux Beach Boys, de la musique électr... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (10) Voir plus Ajouter une critique
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L'ingénieur visionnaire et le système soviétique

Dans cette étonnante biographie romancée, Emmanuel Villin retrace la vie de Lev Sergueïevitch Termen. Cet ingénieur russe a révolutionné le monde musical, goûté au goulag et succombé dans l'indifférence. le voici réhabilité.

En refermant ce roman, il faut quasiment se pincer pour être sûr qu'on n'a pas rêvé. La folle histoire de Lev Sergueïevitch Termen n'est en effet pas née de l'imagination d'Emmanuel Villin. Comme nous l'apprend sa fiche sur Wikipédia, cet ingénieur russe a bel et bien existé, son nom ayant été francisé en Léon Thérémine. Thérémine comme le nom de l'instrument qu'il a inventé et qui a subjugué les foules dans les années 1920.
Mais avant la grandeur, l'auteur préfère commencer par la décadence avec un chapitre initial qui se déroule en 1938 et raconte l'exfiltration de l'ingénieur à New York pour le ramener à Moscou à bord d'un cargo. Sans doute parce que le Kremlin considérait qu'il avait perdu le contrôle sur son agent.
Tout avait pourtant si bien commencé! Son instrument de musique est si révolutionnaire que les soviétiques décident d'organiser une tournée européenne pour démontrer le génie de ses savants. de Berlin à Paris puis à Londres, il crée «la sensation devant un public stupéfait par ce prodige qui, debout derrière une sorte de pupitre d'écolier surmonté d'une antenne, parvient à extirper des sons à partir du vide, se contentant de déplacer ses mains dans l'air tel un chef d'orchestre conduisant un ensemble invisible. Les spectateurs venus en foule sont restés sans voix devant ce jeune homme aux yeux bleu-gris, les cheveux frisés, le visage barré d'une fine moustache blonde, un peu perdu dans son habit noir, qui pétrit l'air, le caresse, effilant de ses doigts fins cette musique mystérieuse, née hors de tout instrument. Frappés d'admiration, des milliers de curieux ont acclamé le jeune thaumaturge qui affichait sur scène un visage extasié. Lev a intégré à ses performances un système de jeu de lumière — l'illumovox — directement connecté à son instrument et qui répond aux variations de tonalités.»
Le succès est tel que l'Amérique le réclame. Une nouvelle tournée de trois semaines est programmée, avec un égal triomphe.
Lev se sent alors pousser des ailes et transforme la suite de son hôtel en laboratoire pour y poursuivre ses recherches. Il cherche aussi des interprètes capables de le suppléer sur scène. Parmi eux, Clara est la plus douée. Il va très vite tomber amoureux d'elle. Sauf qu'il est déjà marié et que Katia se languit de son mari. Après avoir rongé son frein, elle se décide à rejoindre Lev à New York.
Les retrouvailles sont plutôt glaciales. Lev parvient à éloigner Katia en lui trouvant un appartement dans le New Jersey, où vivent de nombreux immigrés russes, et mène alors la belle vie aux côtés de Clara, écumant les cabarets. «Les années folles foncent à toute allure» et donnent même à l'inventeur l'idée d'un appareil qui fonctionnerait sur les mouvements des danseurs plutôt que des bras.
«Lev est en Amérique depuis un peu plus d'un an et possède déjà quatre smokings, autant de cannes et le double de paires de boutons de manchettes. le bolchévique a désormais des allures de dandy. Bientôt, il achètera une Cadillac, un petit V8 coupé qu'il choisira noir par souci de discrétion. En haut lieu, on surveille la transformation avec circonspection, mais pour l'instant on laisse aller, la mayonnaise semble prendre, veillons à ne pas la faire tourner en intervenant trop vite, et puis cet embourgeoisement n'est-il pas la couverture parfaite?»
Avec deux associés, il crée une société dont l'ambition est de produire puis vendre un appareil par foyer américain. Pour cent soixante-quinze dollars il propose son premier modèle, le RCA Theremin et voit les clients se presser pour tester «cette machine étrange et magique». Parallèlement, il multiplie les inventions. Il travaille d'arrache-pied sur un signal pour batterie de voiture; un signal pour la jauge d'huile d'une voiture; un émetteur radio pour la police; une machine à écrire sans fil capable d'envoyer directement des articles à une rédaction ou encore un véhicule porté par un champ magnétique pouvant ainsi traverser un pont invisible. Mais nous sommes en 1929 et la crise économique va briser son entreprise en quelques semaines, marquant ainsi la fin de son état de grâce.
Dans la seconde partie du roman, Emmanuel Villin va nous raconter les années noires qui ont suivi et l'énorme gâchis qui en est résulté. L'épopée scientifique vire alors au drame politique. On passe des scènes newyorkaises aux camps du goulag.
Avec Miguel Bonnefoy et son roman L'inventeur, voici un second roman qui nous permet de découvrir un scientifique oublié du siècle passé. Une sorte d'inventaire des occasions manquées.


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C'est à New York que l'on rencontre Lev Termen. Ingénieur russe, cet inventeur extraordinaire est envoyé aux États-Unis pour promouvoir son instrument de musique : le fabuleux thérémine. Il est l'origine de la musique électronique. Lev oublie vite les dessous secrets de son séjour américain, mais les hautes sphères russes le rappellent à l'ordre…

Roman reçu dans le cadre de ma box d'août de @lumieres_labox, l'histoire romancée de cet ingénieur russe est pour moi une totale découverte.

L'écriture musicale, mélodieuse, poétique, est au service du destin de cet homme au talent incontestable.

Emmanuel Villin écrit sur la passion, la science, la musique. Il écrit sur la violence d'un régime, son système d'enfermement, son obligation de soumission. Il écrit sur les rêves, l'amour et le courage de tout recommencer…

La fugue thérémine illumine cette rentrée littéraire. Elle fait flotter un son mystérieux et mélancolique. Et elle attendrit…
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La vie de l'inventeur soviétique du premier instrument de musique électronique comme puissante métaphore, de chair et d'électricité, des chaos et des paradoxes du vingtième siècle.


Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/09/09/note-de-lecture-la-fugue-theremine-emmanuel-villin/

Art et technologie, amour et politique internationale : c'est au coeur de ce mélange hautement explosif qu'évolue Lev Termen (1896-1993), l'inventeur de l'instrument qui portera (presque) son nom, le thérémine, généralement considéré comme l'instrument précurseur de la musique électronique (c'est en réparant de vieux Thereminvox, à la charnière des années 50 et 60, que Robert Moog finira par développer le synthétiseur moderne), utilisant uniquement des gestes amples ou subtils pour moduler et faire chanter les ondes produites par l'appareil.

De la conviction déployée vis-à-vis du camarade Lénine pour obtenir l'organisation d'une tournée en Occident (à la fois pour impressionner les foules par la prouesse technico-artistique soviétique et pour trouver d'éventuels débouchés industriels futurs fournisseurs de devises) à la découverte effrénée des bals souterrains endiablés (souvent en compagnie de la jeune violoniste qui devient très vite la meilleure instrumentiste possible du révolutionnaire thérémine) du New York de la Prohibition, des difficultés industrielles et financières dans un univers capitaliste volontiers impitoyable au retour catastrophique en Russie où la paranoïa stalinienne est en pleine explosion, tout cela s'orientant vers un curieux destin de camp et d'oubli, de réhabilitation et de technologies d'écoute, de vieillesse presque tranquille et de tardives reconnections de fils jadis coupés, Lev Termen, tout en étant presque inconnu aujourd'hui du grand public, aura de plus d'une façon incarné le vingtième siècle, dans toute sa complexité et dans la plupart de ses folies paradoxales.

Publié en août 2022, toujours chez Asphalte, le troisième roman d'Emmanuel Villin, après « Sporting Club » (2016) et « Microfilm » (2018), a trouvé un sujet idéal pour poursuivre sous une autre forme l'exploration des scénarios mystérieux de vies (ou de fragments de vie) semblant écrites pour le cinéma. En adoptant une tonalité spécifique, bien différente de celle des « Corps conducteurs » (2014) de Sean Michaels (qui s'attachait au même personnage historique réel mais le confrontait beaucoup plus directement et beaucoup plus violemment au système du stalinisme, en laissant davantage de côté le sentiment conscient et inconscient du rôle à jouer qui est central ici pour Emmanuel Villin), « La Fugue Thérémine » repose largement et fort habilement sur les distances et les interstices perceptibles (et parfois discrètement soulignés d'un bref flash forward) entre les intentions affichées par le héros, les décodages qu'il effectue (avec un succès inégal) du réel capitaliste qu'il découvre (puis de l'univers globalement carcéral auquel il est renvoyé par la suite), ses sentiments et ceux des autres personnes (laissant alors régulièrement pointer une singulière forme de solipsisme chez le personnage), et l'étonnante et lancinante voix off d'un narrateur secret qui étudie son papillon et sa lumière, en l'assortissant lorsque nécessaire de commentaires rusés semblant hésiter entre le légèrement sarcastique et le pleinement poignant (« Ma dernière création est un piège à taupesMikhaïl Kalachnikov, sa vie, son oeuvre » d'Oliver Rohe n'est parfois pas si loin).

Le magnifique exergue choisi par l'auteur (la belle phrase de Chostakovitch : « La musique illumine les hommes et leur donne leur dernier espoir ; Staline lui-même, ce boucher, le savait. ») éclaire bien entendu, s'il en était besoin, la lecture effectuée ici de cette vie hors du commun au milieu de carrefours sans maîtres : comme dans le roman « Central Europe » de William T. Vollmann (où le compositeur de la « Symphonie n°7 en ut majeur » ou « Symphonie Leningrad » était un personnage à part entière) et peut-être plus encore dans l'essai « Staline oeuvre d'art totale » de Boris Groys (où les avant-gardes artistiques révélaient l'enrôlement même qui les magnifiait), la manière dont la curiosité exacerbée peut muter en une obsession spécifique de l'innovation, sous les formes bien distinctes que suscitent le totalitarisme et le capitalisme « à l'ancienne », vient s'incarner à merveille, grâce aux tours et détours réorchestrés par Emmanuel Villin, dans la vie pleinement politique, fût-ce à son corps totalement défendant, du chercheur-artiste dilettante par excellence que fut Lev Termen.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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Résumé
Par ses sons aigus et plaintifs, que l'on pourrait confondre avec des lamentations futuristes, le thérémine est un instrument à la musicalité particulière. Il s'agit également du premier instrument électronique fonctionnant grâce aux ondes, sans que le musicien n'ai besoin de toucher claviers, cordes ou becs. Son inventeur, Lev Thérémine, est un russe membre de l'armée rouge et admirateur de Lénine, dont il conserve précieusement la carte de visite comme porte-bonheur. C'est pour représenter la force d'innovation de son pays qu'il se rend aux Etats-Unis au début des années 30. Là bas, son étrange instrument éblouit la sphère musicale locale et remplit les salles de spectateurs ébahis. Lev Thérémine devient riche et célèbre, et prolonge son visa autant que possible pour jouir de cette nouvelle vie prospère, dans un pays où il arrive en “célibataire”, oubliant sa femme en Russie. Son pays, il ne l'oublie pas tout à fait, devant fréquemment rendre des comptes aux espions russes qui le surveillent pour veiller qu'il n'oublie pas le but de son voyage : faire rayonner le régime communiste. La reconnaissance, pourtant, il ne la trouvera pas auprès des autorités russes qui n'hésiteront pas à l'envoyer au goulag, mais bien par le rayonnement de son instrument dans la culture américaine. Les sonorités futuristes de son instrument se voient primées dans les films d'Hitchcock, utilisées par les Beach boys ou encore écoutées dans l'espace par Neil Armstrong.

Commentaire
L'histoire de cet instrument méconnu est intéressante, mais le roman proposé par Emmanuel Villin n'est pas captivant. En fait, le personnage principal manque de motivations ou d'objectif qui nous tiendrait en alerte. L'histoire est intéressante pour ses anecdotes, pas tellement pour son aspect narratif. Il y a quelques recherches de style, lorsque l'auteur s'amuse de sa connaissance du futur en indiquant des choses qui ne se produiront que bien plus tard, mais dont les personnages de son récit ne sont pas conscients au temps de l'histoire, mais cela occupe seulement une faible part de l'ouvrage.

Structure du récit : 3.5/5 : Chronologique, classique. Quelques commentaires sur le futur qui ne perturbent pas du tout la compréhension.

Personnages : 4/5 : Lev est intéressant pour son histoire, mais finalement, on entre peu dans la psychologie des personnages. Qu'il s'agisse de lui ou de ses futurs amantes, seuls les faits sont avancés, et on ne sait pas vraiment la manière de penser ou les motivations des différentes personnalités dont le roman parle.

Style : 3.5/5 : Comme dit précédemment, quelques petites réflexions cocasses, autrement un style simple, fluide et compréhensible qui ne sort pas de l'ordinaire.

Intérêt de l'histoire : 3/5 : L'histoire de cet instrument, de son créateur et de son impact. Mais il manque toute la partie motivations et incarnation de l'histoire.
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Lev Termen ou Léon Thérémine pour les Français, ingénieur russe a inventé un instrument de musique qu'on peut jouer sans toucher, en agitant d'une certaine façon les mains dans l'air. Lénine est fasciné. Nous sommes en 1924. Faisant d'une pierre deux coups, on envoie le scientifique aux USA pour présenter son instrument et en même temps faire du renseignement. Pour Lénine, il s'agit aussi de montrer aux Américains que l'URSS n'est pas si barbare qu'on le dit et reste capable de présenter des merveilles d'invention.
Il arrive triomphalement à New York et sa tournée dans le pays est un succès. Des musiciens s'y intéressent ainsi que les réalisateurs de films de science-fiction tant le son du Thérémine est étrange. Comme on disait d'un certain groupe des années soixante-dix, « venu d'ailleurs ». Il rencontre une élève douée en la personne de Clara dont il tombe amoureux. Ensemble, ils écument les cabarets des « roaring twenties » américaines. Mais Clara est marié et Lev aussi, bien qu'il ait essayé d'éloigner sa femme dans le New Jersey. Entrent en scène le terpsitone et Lavinia la danseuse. le terpsitone permet de faire de la musique en suivant les mouvements des danseurs. Peu arrivent à sortir des sons intéressants sauf Lavinia, une danseuse noire avec qui Lev va vivre sans complexes dans les USA racistes. La crise de 1929 le touche mais il continue de créer d'autres inventions et l'on est fasciné par celle de la machine à écrire sans fil, ancêtre des e-mails.
A force de prolonger son séjour de six mois en six mois jusqu'au jour et de s'embourgeoiser, de profiter du capitalisme. Certes la couverture peut être parfaite mais on le force néanmoins à rentrer en URSS. le voyage de retour n'est pas aussi luxueux que celui de l'aller : au lieu d'être dans une cabine de première classe, il est à fond de cale parmi les odeurs de mazout.
Staline a imposé ses vues strictes et Lev se voit interroger sur son séjour américain, on le soupçonne d'intelligence avec l'ennemi, lui qui n'a jamais renié ni son pays ni le communisme. Malgré tout, on lui confisque sa carte du parti et on le met en camp en Sibérie pour huit ans, dans le froid et l'humiliation de tous les jours. Puis on le transfère dans un camp plus « confortable », un camp de scientifiques où il met en place divers micros espions qui lui valent sa libération et la reconnaissance de l'état. Il a aidé son pays durant la guerre froide.
Pourtant Lev, c'est ce qui importe, à mon sens dans ce récit biographique n'a jamais vraiment été à cours d'inventions, que ce soit pour aider son pays ou simplement par simple curiosité de la force électrique. Créateur – ses muses le prouvent- plus qu'inventeur, il a inspiré un large éventail musical qu'ils soient classique, jazz ou rock. On entend du Thérémine dans le « Good Vibrations » des Beach Boys. L'édition du livre chez « asphalte » met en ce sens une playlist de tous les morceaux dans lesquels on entend du Thérémine, ancêtre du mellotron et du synthétiseur. En France nous avions bien les ondes Martenot mais il fallait toucher un clavier. le thérémine est plus…éthéré.
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critiques presse (2)
LeMonde
22 février 2024
Cette itinérance tour à tour joyeuse, mondaine ou désenchantée quand surviennent drames intimes et crises internationales, Emmanuel Villin nous la joue avec l’aisance d’un virtuose invité à s’asseoir au piano d’un paquebot. On songe tour à tour à Paul Morand ou à Eric Ambler. Le monde court au désastre, mais des anges électriques assurent la fanfare.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LeMonde
30 décembre 2022
L’écrivain plonge dans l’entre-deux-guerres, entre Moscou et New York, dans les pas du génial inventeur Léon Thérémine.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (12) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Ouverture
Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. Matinal, Lev procède à sa toilette quotidienne dans la salle de bain de l’étage. Alors qu’il a fermé le robinet d’eau chaude et appuie la lame affûtée de son rasoir à la base de son cou, un deuxième coup de sonnette retentit. Les joues couvertes de savon à barbe bientôt rosi d’un filet de sang, il contemple un instant sa figure pâle traversée par une ombre d’effroi. Il reste ainsi de longues secondes, les bras ballants, face au miroir qui lui renvoie l’image de l’homme qu’il est devenu et que, tôt ou tard, on cherchera à effacer, avant qu’une troisième sonnerie, plus appuyée cette fois, le sorte de sa torpeur.
Se ressaisissant, il s’empare d’une serviette éponge pour retirer la mousse de son visage et, sans vraiment y croire, en dissiper le trouble. Une volée de marches le conduit au rez-de-chaussée. De son pied, il pousse sur le paillasson le journal du matin, s’attarde quelques secondes sur la manchette puis se résout à ouvrir la porte d’entrée. Deux hommes vêtus du même pardessus gris lui font face. L’un d’eux, le plus massif, se saisit fermement de la poignée extérieure, interdisant à Lev le moindre mouvement de recul. Il ne les connaît pas, mais inutile d’échanger un mot, il sait pourquoi ces deux-là sont venus. Et inutile de les laisser retourner l’appartement, Lev leur facilitera la tâche. Aussi leur demande-t-il de patienter dans le vestibule le temps de finir de se préparer.
De retour à l’étage pour passer un complet et nouer une cravate, il entreprend de réunir quelques effets personnels, mais dans la précipitation ne trouve pas ce qu’il cherche, fait tomber un verre en cristal qui se brise en mille éclats qu’il piétine sans même s’en rendre compte. Alors il jette dans le sac en cuir brun que vient de lui offrir son épouse pour son anniversaire des objets inutiles, tout ce qui veut bien passer sous sa main à cet instant, divers papiers à en-tête de sa société, une minuscule poupée russe ainsi que son fer à souder au gaz.
Lavinia, que l’agitation de son mari a fini par tirer du sommeil, passe la tête par la porte de la chambre entrouverte et l’interroge. Lev l’informe qu’il doit partir en voyage d’affaires, un contrat à conclure de toute urgence, aucune raison de s’inquiéter, il sera de retour dans deux ou trois jours. La jeune femme affiche un air d’abord circonspect qui vire brusquement à la frayeur. C’est qu’elle vient de repérer les deux hommes en imperméable en bas de l’escalier. L’un d’eux consulte sa montre-bracelet en métal gris tandis que le second appuie son dos de lutteur contre la porte d’entrée, sans un regard ni un mot pour elle. Lev rassure à nouveau sa femme, lui promet que tout va bien et qu’il la retrouvera très prochainement.
Comme il s’engage dans l’escalier, Lavinia, vêtue d’une simple chemise de nuit en soie carmin, attrape son mari par le bras, le somme de la mettre au courant de ses véritables intentions, mais celui-ci se dégage et se dirige vers la sortie. Elle le suit sans prendre la peine de revêtir un peignoir, hausse la voix, imaginant qu’une scène devant des inconnus pourrait embarrasser son mari, lequel se trouverait alors contraint de lui fournir quelque explication. Mais elle est stoppée net par les deux types qui lui font barrage, le poing serré sur ce que Lavinia jurerait être un revolver. Ils lui signifient d’un coup d’œil sans équivoque qu’il serait vain d’aller plus loin, avant de pousser Lev sur le trottoir et de claquer la porte au nez d’une Lavinia sidérée.
La suite se déroule tout aussi vite. Une Chevrolet Master Deluxe noire est garée au pied de l’immeuble, moteur allumé. Un troisième acolyte, qui se tient au volant, ouvre la portière arrière, dite « porte suicide », commode pour précipiter à pleine vitesse un homme sur le pavé, et par laquelle Lev est poussé sans ménagement à l’intérieur. Aussitôt, la voiture aux allures de corbillard, dont la lunette arrière est obstruée par un rideau à fronces, dévale l’avenue en trombe.
Assis entre ses deux ravisseurs, Lev garde la tête baissée sans même un regard pour cette ville où il a vécu dix ans et, compte tenu des circonstances, qu’il sait n’avoir aucune chance de revoir un jour. Tout juste jette-t-il un coup d’œil circulaire à l’intérieur de l’habitacle tapissé de velours mastic qui lui évoque les murs d’une cellule capitonnée. Pas plus que chez lui une demi-heure plus tôt il n’oppose de résistance, conscient de ne disposer d’aucune échappatoire. Serrant sur ses genoux son sac en cuir, il demande quand sa femme pourra le rejoindre, mais n’obtient en guise de réponse que trois visages impassibles.
La Chevrolet continue sa descente vers la façade fluviale enserrant l’île comme les mâchoires d’un Léviathan. Arrivé à hauteur de Soho, le véhicule oblique vers l’est, traverse le Holland Tunnel, longe Liberty State Park pour arriver à proximité de Claremont Terminal. Une fois garés derrière un entrepôt à l’abri des curieux, les deux hommes poussent Lev à l’extérieur et lui donnent l’ordre de se déshabiller avant de lui fournir un pantalon de pont et un caban crasseux. Cela fait, ils se débarrassent de ses vêtements civils dans une benne à ordures, provoquant la débandade d’une horde de rats répugnants.
Arrive, comme sorti de nulle part, un homme en tenue de marin. Sans échanger le moindre mot avec ce dernier, le duo de la Chevrolet lui confie Lev avant de remonter à bord de leur véhicule, d’où ils observent les deux s’éloigner vers le quai où est amarré un cargo vraquier prêt à prendre le large. L’opération n’a pas pris plus d’une heure.

Tandis que son mari s’apprête à quitter secrètement le pays, Lavinia se trouve toujours dans l’entrée. Elle s’est assise à même le sol et ramasse maintenant le New York Times du 15 septembre 1938 piétiné par les deux inconnus. Les yeux brouillés de larmes, elle survole les gros titres, comme si elle pouvait y trouver une réponse au cauchemar qu’elle est en train de vivre. Le quotidien affiche en une des événements de la plus haute importance. Son regard s’arrête sur les titres en caractères gras qui évoquent notamment le retour en urgence du président Roosevelt à Washington à la suite des tensions extrêmes en Europe, le voyage du Premier ministre Chamberlain à Berlin où il doit rencontrer Hitler, l’affaire du sandjak d’Alexandrette.
Elle tourne machinalement les pages à la recherche d’une explication qu’elle sait pourtant ne pas pouvoir trouver dans le journal. Aussi se contente-t-elle de fixer du regard la photographie de Marilyn Meseke, qui vient d’être élue Miss America, douzième du nom. La jeune femme de vingt et un ans originaire de l’Ohio pose dans la grande salle du Steel Pier, un parc d’attractions d’Atlantic City, affublée d’une couronne, un sceptre dans une main et un immense trophée dans l’autre, les épaules couvertes d’une longue cape ourlée qui lui donne cet air maladroit de petite fille jouant à la princesse dans un royaume de carton-pâte. Lavinia, elle, pressent que la fin du conte de fées vient de sonner.
Alors, dans la solitude de son appartement froid et désert, toujours vêtue de sa chemise de nuit sur laquelle perlent des larmes, elle se relève pour esquisser quelques pas de danse, les paupières closes, cherchant à lier son âme à celle de son mari qui vient de disparaître sous ses yeux et dont elle s’aperçoit qu’elle ignore presque tout. Elle n’a maintenant d’autre secours que ces rituels ancestraux pour convoquer une puissance invisible, une danse qui est autant un moyen de résistance qu’une façon de partager sa douleur. Ses pieds se mettent à bouger, puis ses bras, sa tête, et bientôt tout son être entre en mouvement, se renverse, se penche. Lavinia garde les yeux fermés, cependant que son corps agité et tremblant se cambre, se courbe, se brise de mille manières ; les mouvements infinis de ses membres se croisent et se confondent dans un tourbillon, jusqu’à ce qu’elle perde connaissance, glissant sur le sol, auréolée de la longue chemise de nuit en soie qui forme autour d’elle comme une nappe de sang.
Première partie
LA masse puissante du Majestic s’apprête à quitter le port de Southampton, encore enveloppé dans une épaisse brume. Le paquebot a pour destination New York, où il arrivera six jours plus tard. Parmi le millier de membres d’équipage et les deux mille passagers, dont environ neuf cents émigrants, se trouve celui qu’on appelle désormais Léon Thérémine. Sur la fiche que les autorités américaines lui demanderont de remplir à son arrivée à Ellis Island, il inscrira cependant :

Nom : Lev Sergueïevitch Termen
Né le : 27 août 1896 à Saint-Pétersbourg
Profession : ingénieur
Situation : célibataire

Ce qui n’est que partiellement exact.
Lev n’appartient ni à la classe des émigrants ni à celle des touristes : il est une sorte d’envoyé spécial, digne représentant de la classe ouvrière russe, chargé de conquérir les États-Unis d’Amérique après avoir enchanté l’Europe. Il voyage en première classe. Il est en mission. Celle-ci, d’une durée initiale de six semaines, durera dix ans.
Dehors, l’air est glacial. Un vent arctique violent souffle sur le sud de l’Angleterre, plongé dans ce que les annales météorologiques retiendront comme le Great Christmas Blizzard. Le Russe en a vu d’autres et ce qui le préoccupe, en ce matin du 14 décembre 1927, ce n’est pas l’épaisse couche de neige qui recouvre les environs.
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Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. Matinal, Lev procède à sa toilette quotidienne dans la salle de bain de l’étage. Alors qu’il a fermé le robinet d’eau chaude et appuie la lame affûtée de son rasoir à la base de son cou, un deuxième coup de sonnette retentit. Les joues couvertes de savon à barbe bientôt rosi d’un filet de sang, il contemple un instant sa figure pâle traversée par une ombre d’effroi. Il reste ainsi de longues secondes, les bras ballants, face au miroir qui lui renvoie l’image de l’homme qu’il est devenu et que, tôt ou tard, on cherchera à effacer, avant qu’une troisième sonnerie, plus appuyée cette fois, le sorte de sa torpeur.
Se ressaisissant, il s’empare d’une serviette éponge pour retirer la mousse de son visage et, sans vraiment y croire, en dissiper le trouble. Une volée de marches le conduit au rez- de-chaussée. De son pied, il pousse sur le paillasson le journal du matin, s’attarde quelques secondes sur la manchette puis se résout à ouvrir la porte d’entrée. Deux hommes vêtus du même pardessus gris lui font face. L’un d’eux, le plus massif, se saisit fermement de la poignée extérieure, interdisant à Lev le moindre mouvement de recul. Il ne les connaît pas, mais inutile d’échanger un mot, il sait pourquoi ces deux-là sont venus. Et inutile de les laisser retourner l’appartement, Lev leur facilitera la tâche. Aussi leur demande-t-il de patienter dans le vestibule le temps de finir de se préparer.
De retour à l’étage pour passer un complet et nouer une cravate, il entreprend de réunir quelques effets personnels, mais dans la précipitation ne trouve pas ce qu’il cherche, fait tomber un verre en cristal qui se brise en mille éclats qu’il piétine sans même s’en rendre compte. Alors il jette dans le sac en cuir brun que vient de lui offrir son épouse pour son anniversaire des objets inutiles, tout ce qui veut bien passer sous sa main à cet instant, divers papiers à en-tête de sa société, une minuscule poupée russe ainsi que son fer à souder au gaz.
Lavinia, que l’agitation de son mari a fini par tirer du sommeil, passe la tête par la porte de la chambre entrouverte et l’interroge. Lev l’informe qu’il doit partir en voyage d’affaires, un contrat à conclure de toute urgence, aucune raison de s’inquiéter, il sera de retour dans deux ou trois jours. La jeune femme affiche un air d’abord circonspect qui vire brusquement à la frayeur. C’est qu’elle vient de repérer les deux hommes en imperméable en bas de l’escalier. L’un d’eux consulte sa montre-bracelet en métal gris tandis que le second appuie son dos de lutteur contre la porte d’entrée, sans un regard ni un mot pour elle. Lev rassure à nouveau sa femme, lui promet que tout va bien et qu’il la retrouvera très prochainement.
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- un signal pour batterie de voiture;
- un signal pour la jauge d'huile d'une voiture;
- un émetteur radio pour la police;
- une machine à écrire sans fil capable d'envoyer directement des articles à une rédaction;
- un véhicule porté par un champ magnétique pouvant ainsi traverser un pont invisible.
Si en ce début de XXI° siècle on attend toujours la dernière, force est de reconnaître que Lev a, avec quelques longueurs d'avance, anticipé Internet et le courrier électronique. Les trois associés sont sur la bonne voie. p. 99
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Le Majestic aborde les côtes américaines le 20 décembre. La veille, la faction de Staline l’emporte définitivement sur celle de Léon Trotski lors du XVe Congrès du parti communiste de l’Union soviétique. Dans quelques jours débarquera Maurice Ravel qui, lui, a fait le voyage à bord du France pour une tournée de trois mois qui le conduira aux quatre coins du pays. Lev vient de se produire devant le compositeur à Londres et interprètera certaines de ses œuvres à New York. Il le jouera encore des années plus tard, dans des conditions tout autres. Pour l’heure, le Russe aperçoit la statue de la Liberté, grande masse sombre qui se découpe dans la brume matinale, et dont la torche au bout de son bras dressé vers les cieux est cernée d’un halo lumineux. Son flambeau fonctionne à l’électricité. Lev y voit un signe. L’Amérique sera conquise par son génie.
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Lev a le triomphe modeste. De Berlin à Paris puis à Londres, il vient en effet de boucler une tournée au cours de laquelle il a créé la sensation devant un public stupéfait par ce prodige qui, debout derrière une sorte de pupitre d’écolier surmonté d’une antenne, parvient à extirper des sons à partir du vide, se contentant de déplacer ses mains dans l’air tel un chef d’orchestre conduisant un ensemble invisible. Les spectateurs venus en foule sont restés sans voix devant ce jeune homme aux yeux bleu-gris, les cheveux frisés, le visage barré d’une fine moustache blonde, un peu perdu dans son habit noir, qui pétrit l’air, le caresse, effilant de ses doigts fins cette musique mystérieuse, née hors de tout instrument. Frappés d’admiration, des milliers de curieux ont acclamé le jeune thaumaturge qui affichait sur scène un visage extasié. Lev a intégré à ses performances un système de jeu de lumière – l’illumovox – directement connecté à son instrument et qui répond aux variations de tonalités. Tandis qu’il frôle une touche invisible dans l’espace, une lumière projetée sur un écran passe par toutes les nuances spectrales, du vert sombre au rouge éclatant, sans autre limite que la perception visuelle. Lev ne se contente pas de jouer de la musique, il la colore et la rend visible, inventant ni plus ni moins le principe du spectacle son et lumière. La presse compare les spectateurs sortant des représentations aux premiers fidèles après la révélation des miracles. On prédit même la disparition des musiciens, anéantis par l’électricité, remplacés par le seul chef d’orchestre qui, face au public et non plus de dos, conduira les ondes de ses propres mains. Conquis, le public en a redemandé, et après une série de dates en Allemagne, c’est Paris et Londres qui ont imploré la venue du pionnier de la musique du futur. Pareille frénésie a naturellement attiré l’attention d’un correspondant du New York Times, et c’est désormais l’Amérique qui le réclame. Moscou, qui n’en espérait pas tant, pas si vite, s’empresse de saisir l’opportunité d’exporter outre-Atlantique ce phénomène du socialisme réel et annonce une tournée d’un mois et demi dans le Nouveau Monde à partir de décembre.
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Vidéo de Emmanuel Villin
Emmanuel Villin vous présente son ouvrage "La fugue Thérémine". Parution le 25 août 2022 aux éditions Asphalte. Rentrée littéraire 2022.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2642019/emmanuel-villin-la-fugue-theremine
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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