L’autre jour nous parcourions un vieil almanach dont les gravures représentaient les folies de l’année. Comme tout cela est loin derrière nous, et déjà passé à l’état de légende ! Comme le monde était bien rempli alors, avant que cette révolution universelle à laquelle la France a donné son nom eût tout bouleversé ! Comme il est devenu depuis uniformément pauvre ! Des siècles paraissent nous séparer de cet heureux temps, et nous avons peine à nous rappeler que nos premières années en faisaient partie.
Quand on approfondit ces bizarreries, dont le talent de Chodowiecki[1] nous a conservé l’image, on découvre toute l’élévation, la finesse et la clarté de l’esprit d’alors ; il se mêle à toutes les silhouettes qui passent devant les yeux du dessinateur. Quel ensemble, quelle délicatesse de nuances qui se retrouve dans tous les détails de la vie ! Chaque individu formait dans son air, dans son habillement, un monde à part ; chacun s’établissait sur cette terre comme s’il eût dû y rester toute l’éternité ; et comme on cherchait à vivre le mieux possible, on accueillait avec enthousiasme les visionnaires, les conjurateurs, les réunions secrètes et les aventures mystérieuses, les remèdes merveilleux, les malades prophétisantes qui donnaient un aliment à l’impatience et à la curiosité du cœur !
À combien de siècles cette époque ne se rattachait-elle pas par des institutions qui se soutenaient noblement contre tout changement !
Tel était dans la grande ville de *** l’hôtel du Majorat des seigneurs de ***. Bien qu’inhabité depuis trente ans, la tradition avait établi d’y entretenir soigneusement le mobilier nécessaire. Il ne servait à personne, mais il était visible à tous ; aussi, malgré son antiquité, l’hôtel passait pour une des merveilles de la ville.
Chaque année une somme déterminée était destinée à augmenter l’argenterie, le service de table, la galerie de peinture, et enfin à tout ce qui, dans une maison, constitue un luxe solide et durable. Et, par-dessus tout, la cave renfermait de rares trésors en vins fins extrêmement vieux.
À ces mots une main froide saisit celle de l’héritier du Majorat. Il tremblait de se voir entrer en personne ; il se sentait extrait de lui-même, et vidé comme un gant qu’on retire.