°°° Rentrée littéraire 2022 #43 °°°
Leïla, Tarek, Saïd, tous nés dans un petit village de l'Est algérien, El Zahra. Saïd, le lettré, l'écrivain chéri par une famille favorisé, frère de lait de Tarek, né pauvre, simple berger mais sachant lire et écrire. Et puis Leïla, née femme, forcée d'épouser à treize ans un homme bien plus âgé, mais suffisamment rebelle pour le quitter avec son fils sous le bras puis d'épouser Tarek, à son retour de guerre. Des personnages très romanesques, complexes, qui placent au premier plan la question de la place de l'individu dans le monde, son aspiration à la liberté.
Les destinées de ces trois-là sont ébranlées par la marche de l'Histoire. Ainsi ils traversent les soubresauts de l'histoire algérienne, entre espoir et tragédies. Durant la Deuxième guerre mondiale, Saïd et Tarek sont enrôlés dans des régiments indigènes aux côtés des Alliés, des Frontstalags allemands à la bataille de Montecassino, subissant humiliations et discriminations racistes notamment lorsqu'ils attendent des mois d'être rapatriés en Algérie après la fin de la guerre. Puis c'est la guerre de l'Algérie, Tarek faisant le choix du FLN. Puis l'immigration économique en France : usine, foyer miteux de la Sonacotra ( société créée pour accueillir les travailleurs migrants isolés ) et envoi de mandats à sa famille restée à El Zahra. Et enfin, tous les drames politiques intérieurs, du coup d'Etat mené par Boumédiène pour renverser le président Ben Bella, jusqu'à la terrible guerre civile débutée en 1992. C'est toute l'histoire algérienne que découvre le lecteur mais puissamment incarnée par ceux qui la vivent et la subissent.
Kaouther Adimi relève le pari de proposer une saga familiale, à la fois intimiste et historique, déployée de 1922 à 1992, en seulement 260 pages. Son sens de l'épure et de la justesse du mot lui permettent d'enjamber avec les aisances les années, parfois dans des ellipses temporelles fort longues, sans que le lecteur perdent le sens du récit ou que l'évolution psychologique de ces personnages principaux en pâtissent.
Des trois personnages, celui qui m'a le plus emportée, c'est Tarek, alors que ma sympathie naturelle allait pour Leïla, fatiguée à lutter contre un patriarcat étouffant, usée par les ragots concernant sa vie privée supposée, élevant seule ses enfants avec un mari absent. J'ai d'ailleurs été déstabilisée de ne pas être plus touchée par Leïla.
Tarek, c'est le discret presque insignifiant qui se révèle au fil du récit, c'est celui à qui
Kaouther Adimi offre la plus belle évolution psychologique. Lui le taiseux qui subit en silence voit sa vie bouleversée par le tournage du film La bataille d'Alger en 1966. Homme à tout-faire sur le tournage, la rencontre avec le réalisateur italien Gillo Pontecorvo va changer sa vie et la faire bifurquer dans une incroyable villa romaine. Lui le taiseux, toujours en exil, hanté par les guerres auxquelles il a participé, y trouve pour la première fois une accalmie, un refuge, touché par la découverte du Beau, au point de songer à en faire sa thébaïde et ne plus jamais rentrer en Algérie. Lui qui écrit à sa femme inlassablement « Vais bien, mandat suit », se révèle en dictant des messages bouleversants à son magnétophone de poche, jamais envoyés, ayant besoin de garder pour lui cette part de soi.
« Les mots m'ont toujours manqué. J'ai été nourri dans le silence. J'ai pleuré dans le silence. J'ai ri dans le silence. Qu'est-ce que les mots et à qui appartiennent-ils ? Tous les gens que je rencontrais étaient des hommes qui travaillaient pour les autres et qui ne voyaient jamais au-delà de l'effort. Les gens pensent que quand on a fait la guerre et qu'on a survécu, c'est terminé. Moi j'ai fait deux fois la guerre, deux fois je suis rentrée chez moi plein de poussière et je n'arrive pas à m'en débarrasser. Elle est entrée dans ma tête et dans mon coeur. C'est le vent mauvais qui l'apporte, cette fichue poussière qui jamais ne me lâche. (…) Personne ne songe aux nuits où l'on se réveille en sursaut, où l'on regarde sous le lit pour vérifier qu'il n'y a pas de bombe, où la peau se hérisse au moindre bruit. Depuis ma naissance, c'est comme si un vent mauvais soufflait sur moi, m'emportait, me ballottait, me brusquait et jamais ne cessait de siffler à mon oreille, m'épuisant, m'empêchant de penser, de trouver un refuge pour me reposer. Et d'un coup, Rome ! Et soudain la villa du Cardinal ! le vent a cessé. Pour la première fois de ma vie, le silence, seul le silence, me tient compagnie et je m'éveille et me couche dans le calme. (…) Je ne suis plus ce que j'étais ou plutôt c'est le contraire, je suis devenue celui que j'aurais été sans les guerres. »
Le vent mauvais de la guerre, de l'exil, des malheurs, peut parfois se dissiper mais il menace en permanence et peut souffler d'où on ne l'attend pas. La figure de Saïd, plus en retrait que celle de Tarek et Leïla, permet à l'auteur d'aborder une autre thématique dans cette saga pleine de tempérament : celui de la force de la littérature. Dans
Nos richesses,
Kaouther Adimi montrer comment la littérature peut sauver. Ici, c'est sa force obscure de « vent mauvais » qui est évoquée, apportant de la noirceur au récit. Mais je n'ai pas compris l'ampleur des réactions de Leïla lorsqu'elle découvre que l'aigri Saïd s'est emparé de sa vie pour la coucher sur le papier. Sans doute m'a-t-il manqué quelques pages pour avoir accès à la psychologie de ce personnage. Cette incompréhension a quelque peu freiné mon enthousiasme initial. Mais la magnifique dernière page qui dresse un pont avec le présent m'a reconnectée avec bonheur au récit.